Initié en 1985 le Festival de l’Abbaye de Saint-Riquier (Somme) opère sa mue, celle de la maturité, devenu depuis 2018 un festival de musiques éclectique, plus seulement consacré à la musique classique. Et après une annulation en 2020 pour cause de pandémie de coronavirus, l’habituel rendez-vous du mois de juillet se décale à l’automne, marquant le temps fort de la fin de saison culturelle dans le département. Niché au sud de la baie de Somme, dans les verdoyantes collines de l’abbevillois, l’abbaye de St-Riquier impressionne encore le visiteur par la majesté de l’architecture tout en gothique flamboyant de son abbatiale, déployant une façade élancée et légère, et une nef aux ouvertures en volutes du plus bel effet. Les bâtiments abbatiaux, tout aussi remarquables, détonnent d’une architecture plus classique, exposant un équilibre des lignes et des perspectives caractéristiques du début du dix-huitième siècle, époque de leur construction.
Resterait-elle à jamais plongée dans un silence monacal et nimbée dans quelques bancs de brouillard automnal que l’abbaye n’en conserverait pas moins de charme, mais comme en plus elle nous accueille parée d’un lumineux soleil et sous les auspices d’une programmation alléchante, son charme n’en est que plus séduisant, annonçant un début de festival prometteur.
Nos oreilles attentives à capter l’écho des conversations de quelques habitués des lieux, nous constatons que la nouvelle formule du festival, initiée en 2018 sous l’égide du Conseil Départemental de la Somme provoque encore quelques débats, signe d’un renouveau et d’une pointe de modernité pour les uns, regret pour d’autres d’une immuabilité confortable et rassurante. Mutatis mutandis diront les partisans des évolutions ne reléguant pas au purgatoire la pertinence de nos humanités. Et pour une programmation diversifiée se déclinant sur cinq jours, qu’Euterpe nous enlève et nous fasse voyager, l’ouïe à l’aguet et autres sens en éveil.
Bonus : Hyelim Kim : Récital de piano
[Commençons en guise d’amuse-bouche par une incartade ! La jeune pianiste coréenne Hyelim Kim commence depuis quelques années à se forger un nom, après avoir remporté plusieurs concours internationaux, dont le concours Clara Haskil de Vevey ou plus récemment Les Etoiles du Piano, concours organisé par la région des Hauts de France, partenaire du présent récital. Assurément une jeune pianiste compétitrice qui dans un registre, concédons-le, pas du tout baroque, ouvre la programmation du festival dans un studio-théâtre de l’abbaye offrant quelques résonnances superfétatoires au demi-queue Steinway sur lequel elle se produit, dont le son trouvera plus à s’épanouir au sein de l’abbatiale pour les concerts suivants. Attaquant l’Etude-tableau n°6 de Sergueï Rachmaninov avec conviction, elle y démontre d’emblée sa grande virtuosité technique, apte à exprimer tous les ressorts dramatiques d’une partition tout en contrastes harmoniques, très représentative du style et du talent de son auteur, qui semble avoir composé cette pièce, et quelques autres, avec la ferme intention de pousser les pianistes dans leurs retranchements, imposant notamment de très importantes différences de rythmes entre les deux mains de l’exécutant. La dextérité virtuose de Hyelim Kim se retrouve notamment dans l’Alborada del Gracioso (quatrième pièce des Miroirs) de Ravel, très habile, bien que peut-être un peu trop démonstratif, dans le staccato initial.
Imperturbable malgré quelques accidents de salles (chute de chariot qui tombe, sonnerie de portable, public de début de festival qui gagnerait à reconsidérer les vertus du silence), Hyelim Kim déroule les morceaux de son récital avec une égale maîtrise. Concédons toutefois que quand le rythme s’apaise, comme dans La plus que lente de Debussy, nous aurions aimé des notes un peu plus déliées, plus rondes et d’une mélancolie plus affirmée, ayant trouvé la pianiste d’une certaine sécheresse dans cette partie, d’un jeu qui dans ce registre ne demande qu’à acquérir un peu plus de maturité. Mais redisons-le, nous nous égarons dans des terres bien tardives, et que les lecteurs nous pardonnent ce hors-sujet.]
Antonio VIVALDI
Airs d’opéra pour voix de castrats et concertos pour flûtes
Tim Mead, contre-ténor
Les Musiciens de Saint-Julien
Direction François Lazarevitch
Qui ne connaît pas François Lazarevitch, défricheur bien connu du répertoire parfois fort ancien de la flûte (que l’on se remette en oreilles son Noël Baroque paru chez Alpha en 2016), explorateur d’horizons comme l’illustrent ses incursions dans la musique indienne ou son énergie atmosphérique dans les airs traditionnels de l’Angleterre du XVIIème siècle (The Queen’s delight, chez Alpha). C’est donc une certaine surprise de le voir revenir en terra cognita avec ces grands airs pour castrat et pièces pour flûtes de Vivaldi ! Mais à la tête de ses Musiciens de Saint-Julien c’est toute la fulgurance moirée de la Venise baroque du Prêtre Roux qui s’invite soudainement en Baie de Somme : on admire l’énergie vitale, la perfection rythmique, l’immédiateté mélodique, la tenue, l’entrain, les prises de risque. Et l’on ressent une émotion sans arrière-pensées, face à cette virtuosité jubilatoire des classiques que l’on aime reconnaître.
Associé au contre-ténor Tim Mead avec qui François Lazarevitch avait déjà collaboré sur un projet autour de Purcell, ce dernier démontre dès le « Cara sposa » (Orlando Furioso) toute la maturité de sa voix, ample et agile, se déployant sans maniérisme exacerbé. Le phrasé assuré, aux belles incises, s’accorde à la perfection avec un orchestre complice et nuancé. Dans un air aussi classique que le « Vedro con moi diletto », Tim Mead, qui au contraire de nombreux contre-ténors actuels ne cherche jamais à pousser sa voix dans un registre de tête suraigu, privilégie une approche plus chambriste, plus émouvante, posée, d’un naturel remarquable, faisant résonner les voutes de l’abbatiale d’une chaude sérénité sensible. Et si François Lazarevicth et Tim Mead devaient faire la démonstration de leur entente cordiale, soyons certain que l’harmonie toute en rondeur, boisée et déliée, qui se dégage dans une magnifique symbiose d’un autre classique vivaldien, le « Sol da te, moi dolce amore » (Orlando Furioso) a pleinement ravi les festivaliers.
Mais au-delà de ces airs d’opéra, le flutiste nous ravit aussi par l’exécution de quelques pièces virtuoses au charme typiquement vivaldien, à l’exemple de ce Concerto pour flûte à bec en do mineur (RV 441) et peut être plus encore dans le Concerto pour flautino en do majeur (RV 443), enjoué et champêtre, à l’apparente simplicité mélodique. Ce récital apollonien sera repris dans les prochaines semaines à la salle Gaveau (16 novembre), mais également au théâtre impérial de Compiègne (le 17 novembre) et au Mans (le 18 novembre).
Misa Criolla
Ensemble La Chimera et Chœur départemental de la Somme
Passons de l’apollonienne musique vivaldienne aux plus dionysiaques sonorités du baroque latino-américain avec le concert du dimanche après-midi. Après le vif succès remporté à Ambronay par la prestation de l’ensemble Alkymia, c’est au tour de la Chimera, dirigé par Eduardo Egüez, d’emmener le public de Saint-Riquier en terres andines, réussissant une fusion entre airs populaires boliviens, péruviens ou argentins et instruments baroques, théorbe, viole de gambes, harpe notamment. L’occasion d’apprécier une fois encore toute la richesse d’une musique sachant allier spiritualité, ferveur et joyeuseté festive. C’est cette vitalité qui irradie le festivalier dès les premiers airs, de cet Hanacpachap venu du Pérou et composé par un anonyme colonial ou encore En Aquel Amor (texte de san Juan de la Cruz, 1542-1591) dans lequel la soprane Barbara Kusa émerveille d’une voix à la fois puissante et d’une grande clarté, au timbre élégiaque se mêlant à la guitare et aux flûtes pour une montée dramatique sensible et émouvante, emplissant les voutes de l’abbatiale d’une chaleur contrastant avec les grondements perceptibles de l’orage à l’extérieur.
Ce sera encore le très festif et plus populaire Tonada La Despedida (codex Martinez Companon, vers 1782-1785) permettant à l’ensemble, accompagné pour l’occasion par le Chœur départemental de la Somme dirigé par Jean-Philippe Courtis de faire la démonstration d’une belle ampleur collective. Après cette première partie de concert dans lequel se glisse une jolie composition de Eduardo Egüez (né en 1959) Como un Hilo de Plata, beau duo entre Barbara Kusa et le charismatique flutiste Luis Rigou, c’est la Misa Criolla de l’argentin Ariel Ramirez (1921-2010) qui est ressuscitée. Composée au milieu des années soixante dans la foulée d’un concile Vatican II ouvrant la liturgie aux langues vernaculaires, l’œuvre restera durant au moins toute la décennie soixante-dix un classique, dont le très rythmé et entraînant Gloria deviendra un standard international et marquant le début d’un véritable engouement pour les rythmes traditionnels sud-américain, dont l’exemple le plus connu est sans aucun doute le El Condor Passa de Simon and Garfunkel (1970, sur une composition initiale datant de 1913). Depuis une trentaine d’années l’œuvre semblait être un peu passée de mode sous nos latitudes et c’est avec un réel plaisir que nous la redécouvrons, terminant de conquérir un public déjà enthousiasmé par cet ensemble l’année précédente et réservant aux musiciens une ovation debout en fin de concert.
Et puis le plaisir de tout festival est aussi de se laisser surprendre par les à côté. A ce jeu avouons que Saint-Riquier, encore en période de transition, doit encore trouver son équilibre, peinant quelque peu à garder ses festivaliers entre deux concerts, malgré les indéniables atouts du site. Un verger de plus de trois hectares, propice à la déambulation, à la flânerie méditative et où l’on se laisse surprendre par l’association des Croqueurs de Pommes, venus révéler en la matière toute la diversité de variétés cultivées dans ce coin du Ponthieu entre Picardie et Normandie. C’est aussi le charme d’une campagne vallonée aux portes de la baie de Somme, aux fermes de briques rouges et aux granges en torchis qui finit de convaincre qu’au-delà du festival, nous poserions bien nos valises quelques jours dans la région.
Si bien que nous sommes restés pour le concert du soir, bien peu baroque, quoi que ! Le pianiste, arrangeur et compositeur se définissant lui-même comme d’origine arméno-cosmique André Manoukian était de passage, accompagné de son quartet et du groupe Les Balkanes, quatuor féminin de polyphonies bulgares. L’occasion d’une évasion érudite portée par les présentations savoureuses et pleine d’humour du maître de cérémonie vers ces musiques des confins, clôturant pour nous un week-end de festival qui entre Venise, les Andes et les Balkans nous aura fait beaucoup voyager, retenant de ce dernier concert la présence envoutante du virtuose du Duduk (équivalent caucasien de notre hautbois) Rostom Khachikian.
Conjuguant éclectisme et mise en valeurs des ensembles et musiciens de la région, le Festival de Saint Riquier entame un renouveau que le temps de chargera de transformer en identité. Alors que nous le quittons il se poursuit encore durant trois jours, notamment avec la venue très attendue du jeune virtuose du violon Nemanja Radulovic dont le jeu devrait enflammer l’abbatiale.
Pierre-Damien HOUVILLE
- Site officiel du Festival de Saint-Riquier