Rédigé par 23 h 24 min Concerts, Critiques

Soufflé ! (Rameau, Les Boréades, Orfeo Orchestra, Vashegyi – Théâtre des Champs Elysées, 23 septembre 2023)

© Muse Baroque, 2023

 

Jean-Philippe Rameau,
Les Boréades (Abaris ou Les Boréades)
Tragédie lyrique en cinq actes (1763), sur un livret attribué à Louis de Cahusac

Sabine Devieilhe, Alphise
Reinoud Van Mechelen, Abaris
Thomas Dolié, Borée
Tassis Christoyannis, Adamas / Apollon
Benedikt Kristjansson, Calisis
Philippe Estèphe, Borilée
Gwendoline Blondeel, Sémire / une Nymphe / l’Amour / Polymnie

Orfeo Orchestra
Purcell Choir
Direction György Vashegyi

Opéra en version de concert, Théâtre des Champs-Elysées, Paris, 23 septembre 2023.

 Coproduction Théâtre des Champs-Elysées | Sysart Ltd Orfeo Music Foundation |
Centre de musique baroque de Versailles | Haydneum – Hungarian Centre for Early Music

S’il souffle ici un vent nouveau, c’est bien celui de la liberté, qui enveloppe ces Boréades de Rameau, œuvre au destin contrariée, crépusculaire, marquant à la fois le glas de son compositeur, décédé avant la première représentation, et la fin d’un genre, la tragédie lyrique, qui connait là ses derniers ors avant un inexorable déclin et le triomphe de l’opéra italien.

Plus de deux siècles de purgatoire pour une œuvre qui ne cesse depuis quelques années d’éveiller la curiosité et de revivre, faisant l’objet d’enregistrements fondateurs, la gravure magnifique et quasi-insurpassable de John Eliott Gardiner et son Monteverdi Choir (Erato, 1982, avec Jennifer Smith dans le rôle de Alphise), la noble captation à l’Opéra Garnier en 2003 de la version de William Christie et des Arts Florissants malgré une mise en scène terne.  Et si au printemps 2024 ce sera au tour du nerveux Vàclav Luks et du Collegium 1704 de le redonner à Versailles (déjà enregistré pour Château de Versailles Spectacles, 2020), c’est ce soir le Théâtre des Champs Elysées qui ouvre avec ces Boréades sa saison baroque, le hongrois György Vashegyi et l’Orfeo Orchestra s’entourant pour l’occasion d’une distribution prestigieuse au premier rang de laquelle figurent Sabine Devieilhe (Alphise) et Reinoud Van Mechelen (Abaris) et qui constitue la 6ème et dernière collaboration du chef avec le CMBV autour du Dijonnais.

L’œuvre a de quoi séduire, cachant sous un classicisme apparent, très respectueux du vocabulaire français (à une époque où Traetta donnait son Iphigénie à Vienne) un sous-texte autrement politiquement subversif, dont le filigrane, par bien des aspects trop visible, déplut, au point de provoquer la disgrâce de Rameau et un oubli de l’œuvre d’autant plus immédiat de le compositeur ne survécut pas longtemps aux répétitions contrariées par la censure du printemps 1763, emporté par les fièvres au début de l’automne 1764 à l’âge de 80 ans.

Si la prégnance des cors dans l’ouverture, censés souligner un début d’action lors d’une partie de chasse apparaît bien envahissante, on sourit a contrario de la didascalie situant l’action en Bactriane, appuyant l’attribution du livret à Louis de Cahusac, toujours aussi hésitant dans sa géographie du Moyen-Orient, qui après avoir situé son Zoroastre (1756) tantôt en Bactriane, tantôt dans la chaîne du Taurus (cf. notre compte-rendu de la représentation avec Les Ambassadeurs en octobre 2022), récidive en plaçant en Bactriane Borée et ses sujets, peuple que les sources antiques et notamment Hérodote, placent en Thrace.

Mais une Ouverture qui en s’inscrivant déjà dans l’action tranche avec les usages, tout comme l’élision du Prologue, passage autrefois obligé de toute tragédie lyrique, tombé en désuétude au cours du siècle même dans les reprises de tragédies plus anciennes, mais ici possible irrévérence à sa Majesté. Et qu’importe le lieu de l’action, Bactriane ou Thrace, tant Alphise, reine, est éplorée de devoir pour sceller sa destinée choisir entre les deux princes Boréades (Borilée et Calisis), elle qui est éprise d’Abaris, vaillant mais supposé de moins noble extraction. L’élan du cœur s’oppose à la raison d’Etat et la liberté au devoir dans une dialectique très dix-huitièmiste, laissant en ce début d’œuvre les passages les plus poignants à Sémire, confidente d’Alphise, campée par la soprane Gwendoline Blondel, voix claire et articulée, à la projection laissant transparaître une émotion palpable et une véritable présence sur scène. A la soumission aux injonctions de Borée, cette dernière appelle sa maîtresse à suivre sa raison dans un salvateur vent de liberté « Ah ! Borée est un dieu jaloux, fier, implacable. Contre un penchant si redoutable, la raison doit vous éclairer. » (Acte I, scène 1). Un sous-texte qui explique en partie que l’œuvre n’ait pas dépassé le stade des répétitions.

Sabine Devieilhe © Fabien Monthubert

Rameau, fort de son expérience et à près de 80 ans encore en pleine possession de son art de la composition, a truffé ces Boréades de plaisants divertissements, danses et contredanses, effets propices au déploiement de machineries complexes, auxquels György Vashegyi ne semble s’intéresser que cursivement, constant à les exécuter de manière à la fois détendue et trop rapide, quand ces mêmes passages auraient mérité dans leur interprétation plus de structure et de relief, d’équilibre et de grâce. Si les tempêtes et imprécations sont rendues avec nervosité et fougue par un Purcell Orchestra à son habitude coloré et vigoureux, précis et ample, l’on regrette la palette aérienne pastel et les milles nuances de Gardiner. Toutefois, le chef sait réserver quelques moments d’apesanteur, dont la fameuse Entrée du quatrième acte, nuagée et poétique ou encore l’Air pour les Zéphyrs babillard et aérien.

Les éloges iront cependant à la distribution, cohérente et théâtrale. Si la voix de Sabine Devieilhe apparaît quelque peu en retrait en début de représentation, elle se déploie rapidement, élargissant son spectre, soignant la prosodie, jusqu’à délivrer un attendu « Horizon Serein » (Acte 1, scène 4) d’une grande émotion, d’une voix de dessus souple, au timbre coloré. Variant les intonations avec charme, posée dans les graves, cristalline dans les aigus, Sabine Devieilhe séduit par sa précision racée, pour cet air qu’elle enregistra d’ailleurs dans son récital Le Grand Théâtre de l’Amour (Erato, 2013).  Mais c’est bien Reinoud Van Mechelen dans le rôle d’Abaris qui émerveille. Si lui aussi est familier du personnage crée pour Pierre de Jéliote et grava plusieurs airs de l’œuvre dans le disque qu’il lui consacra (Alpha, 2021), il se montre impressionnant par sa capacité d’incarnation de cet amoureux, au début transi et au final triomphant, maniant à la fois le vocabulaire galant et la dépiction du guerrier redoutable et intrépide. Son arioso “Charmes trop dangereux” est plus fier que nostalgique, pour un pendant du “Atys est trop heureux”, d’une âme blessée, mais quelle droiture, et quelle classe ! Vocalement en pleine forme, d’une projection emplissant sans peine le théâtre, d’un ténor aigu particulièrement souple et stable, héroïquement assuré, quoique manquant de cette touchante tendresse d’un Howard Crook, Van Mechelen incarne avec puissance et crédibilité toute les facette de son personnage, délivrant une performance longuement applaudie. La surprise vient quant à elle de Thomas Dolié, dans un rôle moins étoffé, celui de l’inflexible Roi Borée. Impérial et charismatique dans son phrasé, saisissant dans ses intonations, grave et parfois menaçant dans ses attitudes, la basse campe un Borée à la fois déterminé et manipulateur, aussitôt marquant dans les trop brefs passages qui lui sont dévolus.

L’Orfeo Choir se coule avec gourmandise dans ce choeur très présent, protéiforme témoin qui scande et commente l’action, et avec lequel les solistes ont souvent à dialoguer comme dans le vif  “Jouissons de nos beaux ans”, ou les persuasifs “Parcourez la terre” ou encore “Volez, que l’Amour vous seconde”. Rameau a particulièrement entremêlé les récitatifs, airs et parties chorales et l’osmose prend avec naturel et fluidité. Mais c’est dans l’admirable scène V “infernale” ou plutôt boréale, à l’écriture osée et originale, que l’Orfeo Chor trouve avec le Chœur des Vents souterrains – aux voix masculines uniquement – un morceau d’anthologie lorsqu’il se délecte de tourmenter la fidèle Alphise.

 

Source : BnF / Gallica

La partition, au-delà des artefacts déjà mentionnés, s’avère par essence très ramiste, n’accusant aucune faiblesse malgré l’âge du maestro, propice aux surgissements de soulignements de flûtes mélodieuses et enjouées, aux bois subtils, sans cesse renouvelée, changeante et variée, nous gratifiant à la fin de l’acte III d’une scène d’orage avec tonneau à vent et tôle à roulement de tonnerre du plus bel effet, s’inscrivant parfaitement dans la kirielle des représentations de ce phénomène naturel. Fidèle à son style, s’étant aventuré sur le tard seulement dans le répertoire lyrique, Rameau par sa complexité formelle, son respect du langage post-lullyste, son écriture résolument baroque, à la sophistication noble et au vocabulaire impérieux, se trouve aux antipodes d’un Gluck réformé ou des mignardises d’un Grétry et des sécheresses néo-classiques d’un Gossec.

Abaris, perdant magnifique, mais perdant durant la plus grande partie de l’œuvre finira par triompher, se révélant être fils d’Apollon, actant la défaite de Borée qui ne peut que se résoudre à réunir les deux amants dont l’union est célébrée par des danses, dont une contredanse finale féroce et sombre, marquant là aussi une évolution par rapports aux habituelles chaconnes ou passacailles conclusives.

A la fois chant du cygne du baroque lyrique français, probable dernier livret de Cahusac (qui meurt en 1759 en ayant rédigé au moins une première version de l’œuvre) et dernière tragédie de Rameau, ces Boréades à l’anti-absolutisme transparent (mais Cahusac ne cachait plus à la fin de sa vie ses sympathies pour la monarchie anglaise, visibles dès sa tragédie Le Comte de Warwick) embrasse trop de thèmes novateurs (la liberté d’aimer, les affres de la position dominante et tyrannique développées par les princes boréades, en opposition à un individualisme méritocratique incarné par Abaris) pour passer sans ambages la censure royale. Le lecteur attentif du livret relèvera nombre de saillies à l’encontre du pouvoir absolu, à l’exemple de cette exhortation des nymphes à désirer la liberté « C’est la liberté qu’il faut que l’on aime » (Acte II, scène 6) ou ces suggestions appelant à se libérer d’un pouvoir oppresseur (Acte V, scènes 1 à 3).

Cette représentation des Boréades, à la distribution splendide, au propos moiré et dramatique, énergique sans brutalité, dramatique sans excès, vive sans précipitation, était une lueur d’espoir idéale pour ce début de saison du Théâtre des Champs-Elysées.

 

                                                                       Pierre-Damien HOUVILLE

 

 

 

 

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