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Couleurs de l’incendie (Haendel, La Resurrezione, Le Banquet Céleste – Opéra de Rennes, 14 mars 2025)

Le Banquet Céleste à l”opéra de Rennes © Muse Baroque, 2025

Georg Friedrich HAENDEL (1685 – 1759)
La Resurrezione (Oratorio per La Resurrezione di Nostro Signor Gesù Cristo, HWV 47),
oratorio sur un livret de Carlo Sigismondo Capece, créé à Rome au palais Bonelli, le dimanche de Pâques 8 avril 1708

Nardus Williams, Angelo
Céline Scheen, Maddalena
Paul-Antoine Bénos-Djian, Cleofe
Thomas Hobbs, San Giovanni
Thomas Dolié, Lucifero

Ensemble Le Banquet Céleste (d
irection collégiale)

Version de concert, Opéra de Rennes, 14 mars 2025

Pâques à Rome. Depuis 1706, le Saxon y réside. Pas d’opéra bien entendu depuis les interdits d’Innocent XI. De plus, en 1703, voulant rendre grâce après de terribles tremblements de terre, Clément XI interdit pour cinq ans toute activité liée au Carnaval. Qu’importe, la musique fleurit tout de même. Le Marquis Francesco Maria Ruspoli, mécène, protège et héberge Haendel. Il demeure alors au Palazzo Bonelli – ancienne résidence du cardinal Michele Bonelli, petit-neveu du pape Pie V, aujourd’hui Palazzo Valentini et siège de l’administration de la province de Rome – qui disposait alors d’un magnifique théâtre. Quatre jours plus tôt, le Cardinal Ottoboni donnait dans son palais un oratorio signé d’Alessandro Scarlatti Colpa Pentimento e Grazia. Oratorio per la Passione de Nostro Signor Jesus Cristo Christo. Ruspoli fera encore mieux, plus riche, plus grandiose : pour ce premier oratorio sacré du jeune Haendel (dont le Trionfo avait déjà fourni la preuve de l’éclatant talent) sont rassemblés plus de quarante instrumentistes sous la houlette de Corelli, et des solistes fameux dont Margherita Durastanti en Marie-Madeleine (elle sera remplacée par un castrat lors de la seconde représentation, ire papale obligeant). L’œuvre est fastueuse tout autant que son exécution. Et il y flotte ce parfum irrésistible de jeunesse, gorgé d’instruments obligés, de reliefs, d’effets. Le Bernin n’est jamais loin de cette partition ourlée, si théâtrale, d’une jubilation constante.

 

Vue du Palazzo Bonelli, gravure de Giovan Battista Falda (dessin) et Alessandro Specchi (graveur), état du bâtiment vers 1650 – Catalogo del Beni Culturali, licence Standard (BCS)

Ce soir, à l’Opéra de Rennes, pour la première des deux représentations avant la tournée, ce n’est pas ce faste curial qui intéresse les musiciens qui assument désormais la direction collégiale du Banquet Céleste depuis un peu plus d’un an (11 musiciens et 4 membres du bureau ; un à deux référents par projet artistique). Le Banquet affiche une ferveur concentrée, sait d’un pointillé esquisser les reflets subtils d’une poésie évanescente, laisse admirer un sens de l’équilibre et des lignes tout en nuances pastel, qui sied particulièrement à la seconde partie de l’oeuvre. L’orchestre doux et souple, avec son identité sonore bien reconnaissable, choisit le drame intime, la beauté du chant. Au clair-obscur brutal d’un Caravage, il choisit le maniérisme. Le mouvement est là : coloré, texturé, ample et généreux, de tableau en tableau. A l’inverse d’un Koopman, pas de fioritures débordantes, de surcharge de détails, de ce trop-plein de retable gothique pittoresque mais fourmillant. A l’inverse d’un Minkowski, pas de brutalité, de nervosité, de tension spectaculaire. Céleste, le Banquet joue la mesure : les cordes opulentes, menées par Marie Rouquié, et jouées à l’italienne, debout et violon sous le menton, s’affirment souples, italianisantes, rondes, glissantes. Pas de coups de tonnerre, même des les airs carrés et hachés de Lucifer. Au continuo, l’on entend hélas trop peu le théorbe d’André Henrich, et beaucoup le beau violoncelle, agile, un peu sautillant, de Julien Barre. La viole ductile d’Isabelle Saint-Yves ne participe pas au continuo, conformément à la pratique lors de la création romaine. On le regrette un peu, car la décision – quoique musicologiquement rigoureuse – n’est pas cohérente avec d’autres choix artistiques plus flexibles : les effectifs ne correspondent pas exactement à l’orchestre corellien, les chanteurs non plus (il faudrait un second contre-ténor pour l’Ange en guise de castrat et… que dire des sonorités pincées des deux trompettes dites baroques, non historiques, avec leurs tubes percés et à la prestation timide ?). Clavecin et orgue positif de Kevin Manent-Navratil sont présents, plutôt discrets. L’acoustique peu réverbérée de cette salle d’environ 500 places permet une transparence appréciable des pupitres : si les flûtes à bec et le traverso s’avèrent sensuels et évocateurs, les hautbois et bassons sont moins engageants.

L’opéra de Rennes © Muse Baroque, 2025

Du plateau vocal se distinguent clairement trois superbes solistes : l’émouvante Céline Scheen campe une magnifique Marie-Madeleine, doloriste et sensible dès son premier air aux flûtes obligées (“Notte, notte funesta”), capable de sourires presque juvéniles (“Ho un non so che nel cor”) comme de détresse (le long “Per me già di morire”). Son extraordinaire musicalité trouve un écho dans la prestation surprenante de la Cleofe résolue de Paul-Antoine Dijan. Le chanteur, si à l’aise en contre-ténor héroïque, fait valoir son agilité et sa précision (ébouriffant “Naufragando va per l’onde” où il distance un orchestre qui ne résiste pas à sa boulimie virtuose), mais son timbre stable, grave, son registre aigu loin de toute fragilité ou angélisme convenait-il à… Cléophas, époux de l’une des trois Maries ? Qu’importe la vraisemblance dramatique, le chant est splendide, mêle si l’on frise le contre-emploi. Last but not least de ce trio de choc, le Lucifero redoutable de Thomas Dolié se vautre dans sa vilenie : diction où les consonnes se font menaçantes (du grand art), projection de stentor, mélismes aussi articulés que railleurs, ce diable à l’indiscutable présence scénique comme vocale oscille entre la terreur (“O voi, dell’Erebo” catégorique et robuste) et la commedia dell’arte (“Misero! ho pure udito?”).

L’opéra de Rennes © Muse Baroque, 2025

L’on passera plus rapidement sur la méforme de Thomas Hobbs, qui a paru peu impliqué, hésitant mélodiquement, et dont la prononciation italienne sort du Centaur Club londonien. Cela est d’autant plus regrettable qu’à Jean échoit la poésie incandescente d’un “Cosi la tortorella” ou d’un “Ecco il Sol” (heureusement rattrapé par le violoncelle obligé qui éclipse le soliste défaillant et nasal) qu’on a rarement expédiés de manière aussi routinière… L’Ange de Nardus Williams accuse des aigus perçants mais quelque peu acides, une moindre familiarité avec le répertoire, et quelques maladresses dans les ornements pas très nets. Cependant, notamment dans la seconde partie, la soprano britannique s’anime et se laisse aller à un chant plus fluide, plus détendu et plus naturel (“Risorga il mondo”). Ajoutons au passage que l’écran coloré rétro-éclairé de fond de scène gagnerait à être remplacé par des panneaux acoustiques, car il finit par provoquer une inutile fatigue visuelle au spectateur qui a l’impression de se retrouver devant le contre-jour d’une mise en scène à la manière de Strehler, les villas palladiennes en moins.

Mais en dépit de ces quelques humbles réserves, l’on retiendra de cette résurrection une lumière vermeerienne mordorée, une ferveur apaisée quoiqu’expressive, une sérénité dans la joie que les auditeurs pourront prolonger après les deux représentations rennoises à Tourcoing puis aux Festivals de Beaune, Saint-Malo et La Chaise-Dieu.

 

Viet-Linh Nguyen

 

Étiquettes : , , , , , , , , Dernière modification: 21 mars 2025
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