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Georg Friedrich HAENDEL
Deborah
oratorio en trois parties HWV 51 sur un livret de Samuel Humphreys (1733)
Sophie Junker, Deborah
Jakub Josef Orlinski, Barak
Wolf Matthias Friedrich, Abinoam
Sophia Patsi, Sisera
Amelia Berridge, Jaël
Kieran White, un Hérault / le Grand Prêtre de Baal
Donald Bentvelsen, le Grand Prêtre des Israélites
Amsterdam Baroque Orchestra & Choir
Ton Koopman, clavecin & direction
Version de concert, Théâtre des Champs-Elysées, vendredi 23 mai 2025.
Facétieux Ton Koopman, qui nous offre en exergue de cette soirée les voix de Sophie Junker et Jakub Josef Orlinski dans une œuvre surtout remarquable par… ses chœurs. Le désormais vétéran du renouveau baroque (80 ans depuis le 2 octobre dernier !), claudiquant légèrement les années passant, garde l’œil ironique et mutin du sage s’autorisant toutes les libertés. Et il en fallait de la liberté, non pas pour convoquer Haendel, dont il est un familier au point que l’on ne compte plus les récurrences de celui-ci dans ses interprétations, mais pour nous servir cette Deborah, oratorio à la renommée si discrète que son souvenir dans la production haendélienne est souvent évanescent.
Que ceux qui attendent cascades d’arias et flots de mélismes passent leur chemin, ce Haendel là sera plus sombre, plus tempéré, plus grave à défaut d’être plus sage. Tout comme l’Atalia (1692) de Gasparini dont nous présentions récemment l’enregistrement (CVS), Déborah (1733) puise son récit dans les survivances sans doute pour partie légendaires et mythifiées des premiers temps de l’Histoire hébraïque. Nos lecteurs les plus attentifs auront remarqué que Baal n’est pas étranger aux deux récits. Soit donc Déborah, prophétesse israélite bien décidée à ce que leurs rivaux cananéens ne soient pas à la noce, qui désigne Barak pour conduire les armées du peuple juif. L’affrontement se déroulera aux flans du Mont Thabor, ce même mont qui bien des siècles plus tard verra frémir Kleber, qui y senti le vent du boulet. L’Histoire passe, les lieux demeurent et si les souvenirs s’étiolent en bribes, les tragédies sont là pour rehausser au firmament les destinées contrariées. En l’occurrence le tragédien se nomme Samuel Humphreys (vers 1697-1738), guère passé à la postérité mais ayant connu une certaine renommée pour ses adaptations de l’Ancien Testament, rédigeant pour Haendel les livrets de Esther (1732), du Deborah de cette soirée (1733), et enchaînant avec Athalia (1733), comme en écho à celui de Gasparini.
Est-ce l’ancienneté de l’Histoire, la gravité du sujet ? Haendel compose une partition s’éloignant de toutes élucubrations amoureuses (ou presque) pour se concentrer sur une Deborah aux abois, portant sur ses épaules la responsabilité du peuple d’Israël. Et si Haendel traduit la lourdeur des responsabilités, la gravité martiale et solennelle de l’instant par l’usage, assez habituel chez le compositeur, de cuivres oscillants entre la présence et la tonitruance (cors et trompettes), c’est bien le chœur qui tout au long du récit sera à la fois le moteur de l’action, le révélateur des sentiments des personnages et des destinées qu’ils ont entre leurs mains.

Artemisia Gentileschi, Jael tuant Sisera (circa 1620), huile sur toile, Musée d’Art de Budapest – Source : Wikimedia Commons
La direction de Ton Koopman à la tête du Amsterdam Baroque Orchestra nous a semblé aussi généreuse et spontanée qu’un peu brouillonne : échevelée dans les premières scènes, avec un relief entre les instruments pas des plus adéquats et des cuivres un peu couvrants, des attaques de cordes qui manquent de nervosité (mais c’est là un parti pris auquel Koopman nous a habitué depuis longtemps, cf. sa Resurrezione douce et colorée chez Erato). Ces réserves se sont estompées en cours de représentation, mais l’organiste et claveciniste ne sera jamais brutal et laissera la partition s’exprimer avec une rondeur souriante. Son Amsterdam Baroque Choir, continuellement convoqué par le compositeur, nous a offert une cohérence, une symbiose, une chaleur et une amplitude de tous les instants, au final principal attrait de cet oratorio sacré qui se rapproche plus des Coronation Anthems que des nombreux opere serie du compositeur.
Oratorio créé avec la seconde académie de Haendel, celui-ci, auréolé du récent et salvateur succès d’ Esther, poursuit dans cette veine biblique et insuffle avec ce vaste chœur majesté, gravité et même une certaine violence au récit d’un combat où se joue moins l’honneur et la bravoure que la survie d’un peuple et d’une religion, les Cananéens étant adeptes du culte de Baal. Un Deborah pour lequel Haendel puise d’ailleurs dans ses propres compositions antérieures et en particulier de sa musique sacrée (les Brockes Passion ou encore les Chandos Anthems pour ne citer que les références et emprunts les plus transparents). Il ne faudrait pas pour autant, du fait de la prépondérance des chœurs balayer d’un revers de manche les rôles personnifiés, tant ces derniers réservent quelques joyaux. Sophie Junker, dont la présence sur les scènes française se fait trop rare, campe ce soir une Déborah qui ne peine pas à convaincre en prophétesse se devant de conduire son peuple à la victoire. Clarté de la voix, finesse de l’intonation, richesse des sentiments, elle impose toutes les nuances de son personnage et si son premier duo avec Barak au début de l’acte I (Trust in the God that fires thee) pêche par excès de mièvrerie, elle ne tarde pas à imposer son personnage, que ce soit dans les récitatifs, dépouillés dans cette partition de Haendel au point de confiner à l’aridité du Néguev, ou dans les quelques beaux arias que lui réservent le rôle, de l’émouvant Choirs of angels, all around thee (Acte I) aux duos des deuxièmes et troisième actes.

Sophie Junker © Jean-Baptiste Millot
En appui de Deborah et désigné par elle pour conduire l’armée hébraïque, Barack, fils d’Albinoam est l’autre personnage central d’un récit qui ne brille ni par la complexité de sa structure ni par une grande qualité littéraire. Qu’importe, Jakub Josef Orlinski, que l’on n’attendait peut-être pas dans ce rôle, à revers de la puissance vocale à laquelle il nous a habitué, trouve matière à incarner ce général avec nuances. Soucieux de la destiné de son peuple, le Barack d’Orlinski est porté par le devoir, mu par l’humilité et la fidélité. Le contre-ténor, tout feu tout flamme sur cette même scène dans l’Olimpiade de Vivaldi il y a moins d’un an, convainc par ses nuances, son intériorité presque introspective, gagne en émotions dans ses graves, en nuances sur les passages aux tempi plus lents, délivrant un superbe All danger disdaining (fin de l’Acte I) ou encore un non moins convainquant Impious mortal, cease to brave us (Acte II) tout en mesure là où il aurait été si facile d’être dans la grandiloquence. Et leurs duos, rares et concis fonctionnent à merveille à l’exemple du Smiling freedom, lovely guest (Acte II).
Charismatique, doté d’une présence scénique indéniable, Wolf Matthias Friedrich n’hérite pas du rôle ayant le plus d’envergure, lui échoient de nombreux récitatifs assez secs et saccadés et il apparaît souvent quelque peu entravé dans un rôle ne lui permettant pas de faire preuve de beaucoup de fluidité. Reste qu’il ne peine à camper un père tiraillé entre les devoirs de son peuple et son amour pour son fils. Sophia Patsi dans le rôle assez central de Sisera, chef des Cananéens convainc vocalement, voix posée, graves très structurés, même si l’on aurait aimé que son personnage soit plus développé, rendu plus complexe par le livret, qui là rate la nuance par trop de simplicité. Et l’on s’étonne d’autant plus que le personnage de Jaël (Amelia Berridge), pourtant central au dénouement de la tragédie semble amputé de nombreux passage par rapport au livret original, relégué là dans un quasi second rôle, elle dont la figure tragique et la violence meurtrière furent l’objet de tant de représentations picturales.
Ton Koopman et son Baroque Amsterdam Orchestra & Choir ont livré ce soir une double rareté : un oratorio parmi les plus confidentiels et discrets du Caro Sassone et un plaisir naturel et sans nuages que de voir ce grand musicien toujours vert et tendre en dépit des belles années. Longue vie à “Antoine Marchand”.
Pierre-Damien HOUVILLE
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