L’on se retrouve à Ambronay comme dans ses pantoufles. Certes, le soleil n’était pas au rendez-vous et les mythiques transats rouges siglés fièrement Télérama sont remisés. Au jeu des 7 erreurs, la charte visuelle du festival a été renouvelée pour cette 45ème édition. Moins écarlate, plus enfantine, plus d’espace, davantage de blanc. Ambronay privilégie la ligne claire, mais le contrepoint sera tout de même au rendez-vous. Nous sommes vendredi soir, il est encore tôt, trop tôt encore pour dîner au savoureux food truck dans la cour du logis abbatial. L’on connaît tant et tant le cloître et son grand escalier qu’on se plaît à les revoir, comme de vieux amis qui traversent indemnes les années, avec à peine une ridule. On aime à se ressourcer et à se surprendre en fréquentant les Jeunes Talents, avec le secret espoir que de On se glisse Salle Monteverdi pour une mise en bouche.
Haydn dans les interstices
Œuvres de Johann Christian Bach, Carl Friedrich Abel, Juan Oliver y Astorga, Carl Philipp Emanuel Bach et Joseph Haydn.
Johann Christian BACH (1735-1782)
Quatuor avec flûte en do majeur, W.B 58
1. Allegro 2. Rondograzioso
Carl Friedrich ABEL (1723-1787)
Quatuor avec flûte en ré majeur, WK 226
1. Allegro non troppo 2. Un poco vivace
Juan Oliver Y Astorga (1733-1830)
Sonate en trio op.3 N°4
1. Allegro 2. Adagio 3. Tempo di Minuetto
Carl Philipp Emanuel BACH (1714-1788)
Divertimento en sol majeur, H. 642
1. Allegro 2. Andante un poco largo 3. Rondeau in tempo di minuetto
Joseph HAYDN (1732-1809)
Quartet avec flûte en ré majeur, op. 5 n°1, Hob. II:D9
1. Presto assai 2. Adagio 3. Menuetto 4. Presto
Ensemble Anacronia
David Gutiérrez Aguilar, traverso
Pablo Albarracín Abellán, violon
Luis Manuel Vicente Beltrán, alto
Marc De La Linde Bonal, viole de gambe
Marina López Manzanera, clavecin
18h00, Salle Monteverdi
Est ce la le fait de la jeunesse ? un enthousiasme rieur déferle sur ces œuvres charnières, de cette époque de l’Empfindsamkeit où naturalisme et sentiments conduisent à un langage musical renouvelé. Rendant hommage à la Bach Abel Société, qui a le vent en poupe ces derniers temps, Anacronia se distingue d autres renditions par l’alliance de l’ancien (viole de gambe et clavecin) et du nouveau (ces quatuors et divertimenti) qui se mêlent avec une fluidité solaire.
Hédonisme et beauté instrumentale sont au rendez vous, menés par le flûtiste inspiré et très dynamique David Gutiérrez Aguilar, une claveciniste scintillante (Marina López Manzanera) et un gambiste (Marc De La Linde Bonal) très impliqué, sculptant une basse continue en relief, nerveuse sans brutalité, assertive sans prétention, ferme dans rigidité. On regrettera en revanche les défauts de justesse du violon et de l’alto, assez rugueux et mal en phase. De ces œuvres à l’élégance harmonieuse et apaisante mais parfois répétitives, les musiciens savent tirer la sève des partitions grâce à un sens aigu de l’improvisation, de fréquents changements de rythmes, des pauses espiègle avant les reprises, une variété dans les ornements racés. Anacronia sait insuffler une caractérisation très théâtrale et très colorée à ces pièces moins intimistes que démonstratives, livrées ici avec une gourmandise jubilatoire, ne s’interdisant pas quelquefois des élans tendres et sensibles (adagios poétiques) qui jamais ne confinent à la mièvrerie viennoise. Les pièces de Jean Chrétien Bach & Carl Philipp Emmanuel Bach, changeantes et denses, nobles et souriantes, rendent hommage à la grande familiarité des jeunes instrumentistes avec ce répertoire qu’ils interprètent sans partition : pulsation bouillonnante dans l’Allegro de JC Bach, suivi d’un Rondo grazioso peu gracieux d’une virtuosité exacerbée, distanciation ironique dans le Un poco vivace d’Abel. On admire Astorga, inégal et fantasque, capable de fulgurances (tempo di Minutetto avec ses pizzicati) suivies de soudaines baisses de régime, mais le Haydn final s’avère assez roboratif dans son classicisme de bon éloi raffiné mais par trop prévisible.
« Bach la grande audition »
Cantates « Wer sich rächet » TWV 1:1600 de Georg Philipp Telemann ;
« Lobe den Herrn meine Seele » de Johann Kuhnau ;
« Du wahrer Gott und Davids Sohn » BWV 23 et « Jesus nahm zu sich die Zwölfe » BWV 22 de Jean-Sébastien Bach ;
« Aus der Tiefen rufen wir » de Christoph Graupner
Miriam Allan, soprano
Maarten Engeltjes, contre-ténor
Thomas Hobbs, ténor
Edward Grint, basse
Chœur et orchestre des Arts Florissants
Paul Agnew, direction
20h30, Abbatiale.
Que voici une excellente idée ! Poursuivant son cycle Bach où nous avions assisté aux débuts d’un jeune compositeur dans cette même nef, Paul Agnew nous convie un épisode majeur et plus tardif de la vie du Cantor, le temps d’un concours de recrutement virtuel : celui du Cantorat de Leipzig en 1723 ! Après le décès de Johann Kuhnau l’année précédente, les autorités cherchèrent un remplaçant prestigieux. « Ils voulaient le meilleur. Bach ? Mais non ! » s’exclame malicieusement le chef, avec humour. Car comme chacun s’en souvient Telemann fut pressenti : fin négociateur, il se servit de ses tractations avec Leipzig pour renégocier ses émoluments comme sa liberté de composition en vue de rester à Hambourg… Mais qui se rappelle de l’infortuné Graupner ? Ce dernier fut recruté, mais son employeur le Grand Duc de Darmstadt refusa de lui accorder son congé. Reste enfin Bach. Last and least.
Le concert, au programme finement construit, permet de revivre cette « grande audition », et panache habilement une oeuvre de Johann Kuhnau, puis des cantates de ses successeurs pressentis, puisés soit dans celles réellement jouées pour la candidature (les BWV 22 et 23 de Bach, la 23a de Graupner), soit des mêmes périodes (pour le très prolifique Telemann). L’on retrouve immédiatement la remarquable précision orchestrale comme chorale des Arts Florissants, et une pâte orchestrale à la fois très colorée et très analytique, d’où les lignes se détachent splendidement, entre les violons chantant et lorgnant vers l’Italie de Tami Troman et Sophie de Bardonnèche, le halo boisé du basson, les hautbois altiers mais souples, l’orgue coulant et spontané de Marie van Rhijn. La battue de Paul Agnew est toujours celle d’un vif d’argent, virevoltante, pointilliste, agissant par touches colorée, n’hésitant pas à prendre des tempi rapides, voire très vifs sans pardoxalement se départir d’une certaine tenue et d’un flegme inimitables. Chez d’autres, ce serait pressé, compressé, hâtif, récipité. Ici c’est enlevé, risqué, plein d’un enthousiasme irrésistible un peu téméraire, un peu juvénile. Finalement, en 23, comme à Köthen, Agnew continue d’imaginer son Bach sanguin, expérimental, croquant la vie à pleines dents.
Là où le bât blesse un peu, c’est dans le choix des solistes dont deux nuisent à l’homogeneité du plateau vocal lors des airs et récitatifs solistes. Malgré les concerts, Thomas Hobbs comme Edward Grint continuent de prononcer leur allemand de manière bien peu idiomatique, massacrant les temps forts, et bousculant diction comme prosodie. Un « language coach » s’impose d’urgence et si le Bach Collegium Japan est parvenu à un allemand d’une extraordinaire lisibilité, la barrière est bien plus franchissable pour nos voisins. En outre, le ténor a tendance à s’abandonner à une émission trop large, couplée à un phrasé heurté et des mélismes bien opératiques pour ce répertoire (« Fried’ und Liebe krönt die Christen » chez Telemann, ou « Mein alles in allem » chez Bach). On louera le duetto introductif « Du wahrer Gott une Davids Sohn » chez Bach, avec des entrelacs sensibles de Miriam Allan et Maarten Engeltjes, et de cette courte cantate, un choeur final d’une ferveur ample (« Christ, du Lamm Gottes ») dans la BWV 22. Avouera t-on cependant que les choeurs les plus touchants – du moins, ceux qui nous ont le plus touchés – furent issus de la plume de Graupner ? Son Aus Tiefen rufen wir, d’une écriture très sûre, sait dépeindre les affects avec brio, d’un choeur introductif rond et poignant, avec son tapis de cordes d’où se détache un hautbois douloureux, à un final heureux, que Paul Agnew rend presque bondissant, illustrant le texte au mot près (le « Ursprung der Freuden » dansant, ou plutôt jaillissant). On comprend que Leipzig ait été emballé.
Enfin la BWV 23, plus ambitieuse que la 22, clotûre avec à propos et éloquence l’audition fictive avec un echevelé et lumineux « Ertöt uns durch dein Güte », presque un cri d’allégresse, redonné en bis devant un nef conquise. Mais Paul Agnew a si bien défendu les autres compétiteurs qu’à l’instar des aurotités de Leipzig, on en vient à se dire que le choix n’était pas si évident, et que dans l’ombre des grands, il y a parfois des géants endormis. A quand les intégrales des corpus immenses des cantates religieuses de Telemann et Graupner ?
Viet-Linh Nguyen
Étiquettes : Agnew Paul, Ambronay, Christoph Graupner, Ensemble Anacronia, festival, Georg Philipp Telemann, Jean-Sébastien Bach, Johann Kuhnau, Les Arts Florissants, musique religieuse Dernière modification: 30 octobre 2024