Rédigé par 18 h 19 min Critiques, Expositions & Sorties

Séquelles à vie (Merteuil, Marjorie Frantz, Chloé Berthier – Vincennes, 12 octobre 2024)

“La honte que cause l’amour est comme sa douleur : on ne l’éprouve qu’une fois. On peut encore la feindre après ; mais on ne la sent plus. Cependant le plaisir reste, et c’est bien quelque chose.” (Choderlos de Laclos)

Chloé Berthier (Cécile Volange) & Marjorie Frantz (Mme de Merteuil) – Source : site officiel de la Mairie de Vincennes © Cédric Vasnier

Merteuil
Texte de Marjorie Frantz
Mise en scène : Salomé Villiers
Assistant mise en scène : Alexandre de Schotten
Avec Chloé Berthier (Cécile de Volanges) et Marjorie Frantz (la Comtesse de Merteuil), et la voix d’Arnaud Denis
Musique : Adrien Biry Vicente
Lumière : Denis Koransky
Costumes : Jérôme Pauwels
Décor : Marjorie Frantz

Espace Sorano, Vincennes, 12 octobre 2013

2 petites représentations à Vincennes et puis s’en vont… C’est bien court, hélas. Alors que l’adaptation fidèle et enlevée des Liaisons Dangereuses à la Comédie des Champs-Elysées, fait un tabac, voici – à la manière d’un Célimène et le Cardinal – une suite spirituelle et intime au célèbre roman épistolaire de Choderlos de Laclos. La pièce avait été montée en 2023 au Lucernaire, et reprise encore cette année. Marjorie Frantz a privilégié un duel à huis clos, conforme aux règles du théâtre classique, et qui permet une confrontation à forte intensité : tout se jouera en une soirée, dans un obscur relais de chasse, quinze ans après la fin du roman, entre une inconnue dont on devine bien rapidement qu’il s’agit de Cécile de Volanges (ou Cécile Volanges comme ladite épistolière signait ses lettres), et de Mme de Merteuil. Le prétexte à cette rencontre ? La publication projetées des mémoires de Mme de Merteuil (ce qui est cocasse quand on sait les nombreux spin-off anciens issus des Liaisons tels  Les vrais mémoires de Cécile de Volanges à ne pas confondre avec Le Comte de Valmont ou égarements de la raison qui fut publié avant les Liaisons), qu’elle va soumettre à son éditeur parisien. L’instigateur : Cécile de Volanges, qui a une excellente raison à ce que sa réputation ne soit pas ternie, mais cache ses véritables motifs sous des conciliabules vertueux, de préservation de l’honneur de toutes les familles qui seraient touchées par le scandale. La pièce de Marjorie Frantz évite avec talent l’écueil du pastiche, et la langue, raffinée mais modernisée, se coule avec grâce dans les pas de l’original, dont elle reprend parfois des morceaux de lettres, en guise de clins d’œil.

L’affiche originelle du Lucernaire faisait immédiatement penser au magnifique film de Stephen Frears (1988) du fait de la pose et de la tenue de voyage à grand chapeau de la Marquise ressemblant à Glenn Close. La mise en scène de Salomé Villiers sobre et efficace (même si côté décors, quelques meubles d’époque ou de style auraient été bienvenus), de même que les costumes de Jérôme Pauwels évocateurs, sans virer à la reconstitution appuient le propos avec épure. Marjorie Frantz prolonge le parallèle avec l’actrice américaine dans sa dépiction psychologique complexe d’une femme brillante, autrefois blessée, qui a su s’affubler d’une carapace mondaine à toute épreuve, et qui nie les conséquences tragiques de ses passe-temps d’intrigante, comme son amour passionné et inassouvi pour le vicomte de Valmont. La voix profonde et grainée, les nuances de son jeu sont admirables. Face à elle, la jeune mais de moins en moins jeune Cécile Volanges rageuse campée par Chloé Berthier, constamment révoltée, au bord du cri ou des larmes, forçant sur la voix, sûre de son bon droit, finit pour tout avouer à être aussi lassante que rigide même si elle se révèle un antagoniste de taille pour la Marquise fanée. Mme la comtesse de Gercourt a la mémoire sélective et s’avère trop monolithique et monochromatique dans son indignation constante. La lourde répétition de ses accusations de viol à l’égard du vicomte, là où le roman était beaucoup plus ambigu dans l’apprentissage érotique de la jeune adolescente, laisse planer un sentiment de malaise diffus. Est-ce volontaire ? Le personnage de Cécile apparaît au final comme relativement hypocrite voire manipulateur (nous ne dévoilons pas plus précisément ses buts de guerre ni ses moyens de pression pour ne pas « divulgacher » d’éventuelles reprises).

© Cédric Vasnier

En outre, pour établir son vainqueur, l’autrice a dû sciemment faire des entorses au canon de Choderlos de Laclos : la dépravation libertine de Cécile de Volanges qui allait rejoindre le vicomte dans sa chambre à coucher est passée sous silence, rien sur les ébats de Danceny avec la Marquise (dépeint par Cécile comme un parangon de vertu), les lettres du vicomte déjà connues du tout Paris après le duel mortel, et… une révélation énoooooooorme dans les cinq dernières minutes, peu crédible et qui conduit à un dénouement précipité. Parmi les regrets, on regrette que la pièce n’ait pas voulu aborder des sujets plus politiques ou religieux : cette France de 1799, 15 ans parès, avait vu se consumer la fin de siècle et s’effondrer l’Ancien Régime duquel les protagonistes étaient des archétypes. Pourtant la note d’intention de Marjorie Frantz citait explicitement ce tournant mais qu’elle n’exploite pas : « Je me suis autorisée à imaginer un dialogue entre deux femmes qui se retrouvent quinze ans après leur dernière entrevue, alors que tout semble les éloigner et qui pourtant peuvent avoir les mêmes rêves enfouis. L’époque, le langage, les codes d’une société transformée par la Révolution Française… que restent-ils des carcans lorsque la colère gronde ? ». Reste un face à face brillant quoiqu’inégal. Et quelque soit l’issue, on célèbrera à la fois en tant qu’autrice et actrice Marjorie Frantz comme l’âme victorieuse quoique damnée de cette trop brève soirée.

 

Viet-Linh Nguyen

Étiquettes : , , , Dernière modification: 31 octobre 2024
Fermer