Rédigé par 23 h 30 min Concerts, Critiques

Carnet de Festival (2) : Ecoutez-moi, Éléments ! (Falvetti, Capella Mediterranea, García Alarcón ǀ Misteria Paschalia, Cracovie, 7 avril 2023)

“Les feuilles pendaient immobiles aux arbres ; de la cour des étables arrivait le mugissement plaintif des vaches, revenant des pâturages. Une certaine angoisse triste étreignait la nature entière.” (Henryk Sienkiewicz, Hania)

Fresque du cloître de Sainte Catherine d’Alexandrie, à Cracovie, XVème siècle © Muse Baroque, 2023

Michelangelo FALVETTI (1642 – 1692/93)
Il Diluvio Universale

Rad : Mariana Flores
Noè : Valerio Contaldo
Dio : Matteo Bellotto
Aqua : Cécile Achille
Natura Humana : Ana Vieira Leite
Giustizia Divina : Alessandro Giangrande
Morte : Ilia Mazurov

Chœur de Chambre de Namur
Cappella Mediterranea
Thibaut Lenaerts : préparateur du choeur
Direction et clavecin : Leonardo García Alarcón

Version de concert au Karol Szymanowski Philharmonic de Cracovie, vendredi 7 avril 2023.

Nous nous hâtons sous une pluie fine vers le Philharmonique de Cracovie, à deux pas de l’épicentre de la cité, le Rynek Glowny, improprement traduit par la “Grande Place du Marché”, ce qui ne rend pas la connotation de forum ou d’agora de cet espace. Les concerts des mardi et mercredi avaient pu avoir lieu à l’église Sainte Catherine d’Alexandrie, dotée d’un superbe cloître aux fresques du XVème siècle. Mais à compter du Jeudi Saint, les églises, ouvertes la nuit, accueillent les Polonais qui y viennent prier. L’ostensoir est recouvert d’un voile, et des décorations dédiées représentant la déposition de Croix ou le crucifiement ornent le transept ou une chapelle latérale. Un grand crucifix repose également, allongé, sur un support recouvert d’un drap, vers la croisée. Les confessionnaux ne désemplissent pas. 

Leonardo García Alarcón à la tête de sa Cappella Mediterranea – Cliché Katarzyna-Kukielka pour Misteria Paschalia

Le foyer du bâtiment blanc, assez quelconque, du Philharmonique est également empli. Il bruisse d’une foule curieuse et polie, qui fait la queue en bon ordre pour descendre au vestiaire – une rampe pour la descente, une autre pour la montée, s’il vous plaît, loin des jeux de coudes hexagonaux. La salle du XIXème est rectangulaire, blanc et or comme l’affiche du festival, ornée de simples boiseries. Des néons modernes mais discrets, des plaques de plexiglas acoustique la modernisent discrètement. Par le pouvoir de la pensée et celui de la musique, nous quittons la Pologne pour la Calabre. C’est là que fut jouée le Déluge Universel, œuvre perdue, exhumée par Leonardo García Alarcón à la Bibliothèque universitaire de Messine pour Ambronay et dont nous avions chroniqué la recréation en 2010 comme l’enregistrement (Ambronay Editions). Ce “dialogue à cinq voix et cinq instruments” constitue un oratorio flamboyant sur le thème de la punition divine.

Alors, certes, les puristes remarqueront que l’instrumentarium chatoyant et pléthorique de la Capella Mediterranea, son luxe de percussions et de cordes pincées, dépassent très largement les effectifs de la Cathédrale de Messine, dont Falvetti fut le maître de chapelle. Mais qu’importe le flacon, car l’ivresse est là, intacte, dans cette œuvre incroyablement fluide, d’une redoutable concision, à la théâtralité fervente. Drame sacré inclassable, l’œuvre est unique : structurellement comme stylistiquement, Leonardo García Alarcón en fait ressortir toute la richesse et la poésie : des chœurs à cinq parties, des airs, des cavatines, une écriture d’une séduisante simplicité, souvent homophonique, que subliment les couleurs chatoyantes de l’orchestre, doublées de la mise en lumière subtilement liée aux affects, et les robes de soirée multicolores des chanteuses.

le chef imprime souvent une suspension aérienne et élégiaque, fait preuve d’un sens du drame exubérant, d’une sensualité fière, notamment dans notre partie favorite, la deuxième “In Terra”, d’où se distingue le superbe duo amoureux entre Rad (Mariana Flores superlative, déjà là autrefois à Ambronay) et Noé (un Valerio Contaldo racé), devancé par les percussions orientales surprenantes de Keyvan Chemirani (dont les zarb, oud, darf constituent une entorse musicologique, mais renvoient à une humanité populaire). De même, dans un langage presque madrigalesque, le chœur généreux et doux du “Grazie a la man tonante” appelle tous les éloges par la cohésion ondulantes des pupitres. La partie suivante débute étonnamment par quelques picotements de cordes pincées, avant que subitement l’orchestre – cornets et trombones y compris – se déchaîne dans une violente sinfonia du déluge éclairé par les stroboscopes ! La Morte d’Ilia Mazurov, faux à la main et masque blafard au visage, campe une Faucheuse truculente et sombre à la fois, mais encore un peu verte ; l’acte se conclut surtout par un grandiose chœur de déploration à cinq voix “Ahi che nel fin” d’une beauté formelle digne d’un Monteverdi, en plus mélodique, qui hantera l’auditeur tard dans la nuit. L’on ne sait si on doit le trait génial à Falvetti ou à García Alarcón, mais l’optimisme lumineux et sensible paraît contredire les paroles crépusculaires (“Hélas qu’à la fin d’une si horrible tragédie/ Se confondent dans une scène indistincte / Le Monde naufragé et la Nature éteinte”), balayées ensuite par une tarentelle endiablée, dansante à souhait, d’un optimisme vengeur ou désespéré ? Du dernier acte de l’Arche de Noé, l’on retiendra incontestablement le “tube de l’arc en ciel” (“Ecco l’Iride paciera”) à l’enthousiasme communicatif, duo virtuose et bondissant, accentué par les percussions et des temps forts très marqués entre Rad et Noé (auxquels échoient les meilleurs airs décidément) repris en apothéose par le chœur (et redonné en bis dans une version encore plus enlevée). S’il y eut un déluge ce soir-là, ce fut celui des applaudissements infiniment mérités.

 

Viet-Linh Nguyen

Carnets de festival à suivre…

Étiquettes : , , , , , , , , , Dernière modification: 16 mai 2023
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