« Conversation » : Suites pour deux clavecins de Gaspard LE ROUX
Gaspard Le Roux (ca 1660-1707)
Suites pour clavecin n°1, 2, 4 et 5, extraits des n°3 et n°6
Jean-Baptiste Lully (1632-1687)
Marche pour la Cérémonie des Turcs, Passacaille d’Armide (transcription de Jean-Henri d’Anglebert)
François Couperin (1668-1733)
La Menetou (Livre II)
Marin Marais (1656-1728)
Les Voix Humaines (Livre II de pièces de violes)
William Christie, clavecin français anonyme (Lyon, fin XVIIème) « mis au grand clavier « par Joseph Colesse, Lyon, 1748)
Justin Taylor, clavecin franco-flamand (William Morton, Paris, 1991) d’après le Ruckers du Musée Unterlinden de Colmar (1624)
1 CD Harmonia Mundi. Enregistré en juin 2023 à St Martin l’Ars, 68’47
Les mélomanes se souviennent du beau disque autrefois consacré à Le Roux par Christophe Rousset (L’Oiseau-Lyre). Mais le compositeur demeure peu voire mal joué (Belder chez Brilliant Classics) et l’on sait fort peu de choses de ce « fameux maître de musique » des années 1690, qui n’assuma aucune charge officielle, n’eut aucun parrain puissant connu, et publia un unique opus en 1705. Christophe Rousset et d’autres musicologues en viennent même à se demander si l’homme, dont on ne dispose d’aucun portrait, exista vraiment. Ou était-ce juste un nom d’emprunt, derrière lequel se cacherait un grand compositeur contemporain ? Sa musique, très riche, rappelle notamment celle d’Anglebert, voire Delalande dont aucune pièce de clavecin nous nous ait parvenu. Mais pourquoi alors diantre se cacher ? Et Le Roux ne nous laisse rien donc en dehors de cette publication parisienne, en 1705, sinon un motet conservé dans la collection de Sébastien de Brossard. Les indices sont maigres mais la chair est flamboyante.
Laissons-là les musicologues à leurs hypothèses, et plongeons-nous dans cette Conversation que nous offrent William Christie et Justin Taylor. Choc des générations, choc des styles. Précisons rapidement que les pièces pour clavecin de Le Roux peuvent être jouées à deux clavecins, et que les transcriptions à deux clavecins ont ces temps-ci le vent en poupe ; le compositeur le propose lui-même dans ses indications. Ainsi, passés les Préludes, chacune des danses de sept suites publiées fut éditée dans une version alternative en trio (deux dessus et basse continue) : pour passer à deux clavecins, en schématisant, il suffit que le premier claveciniste joue la ligne principale et que le deuxième claveciniste, ici William Christie, joue la « contrepartie » ; enfin les deux se répartissent la basse continue.
Par rapport à la noble interprétation très fluide et couperinienne des Cyclopes (Bibiane Lapointe & Thierry Maeder chez Pierre Verany en 2005, que nous recommandons chaudement), encore toute empreinte de grandeur du grand-siècle, franche dans ses danses, cette conversation est nettement plus spontanée, plus bouillonnante, plus forcenée sous les doigts virtuoses de Justin Taylor, assertif, fluide et fier. Le tandem avec William Christie met en regard les deux personnalités : le jeune extraverti, le maître donc on admirait déjà le Rameau élégant mais un peu raide (Harmonia Mundi). La répartition des rôles se révèle naturelle, et l’expérience de Christie, son sens de l’improvisation, font merveille. Que de couleurs et d’ampleur dans l’Allemande de la première suite en sol mineur même si le tempo est un peu vif ! L’on se demande tout de même si le choix de cette copie cristalline et pincée d’un Ruckers était si pertinente, par rapport à la force tranquille de l’autre clavecin français… Le superbe instrument de William Christie, ravalé à Lyon au milieu du XVIIIème siècle, sonne avec davantage de présence et de gravité. Que de surprises aussi, avec une Sarabande grave posée et rêveuse, où l’on admire à la fois la ductilité des interprètes et l’entrelac complexe de la transcription à deux clavecin, mêlant et démêlant les lignes avec une sensualité troublante dans sa confusion des interprètes, dans le halo de résonnance et la dimension quasi-orchestrale qui en découle. Le Menuet est moins curial qu’invitant.
Taylor, qui doit assumer la ligne principale, croule sous les ornements, rend justice à l’écriture dense et harmonique de le Roux mais au risque d’une lourdeur un peu mécanique sans la férocité de Ross, impression que des tempi trop enlevés accentuent. Il manque de la transparence, de l’abandon, de la lisibilité, de l’espace à cette rendition mais cette dentelle serrée, d’une finesse extrême, au poudroiement constant, brillante même dans ses solitudes (L’Allemande grave « La Lorenzany » de la 2nde Suite) séduit instantanément par ses prises de risques, son inventivité. On admirera en particulier la 3ème Suite en la mineur, en particulier les deux sarabandes, dont la brièveté n’évite pas à l’auditeur de s’y égarer avec délice ou la Chaconne souriante et espiègle de la 5ème Suite, avec un contrepartie très audacieuse.
Est-ce pour s’offrir un brin de répit que les deux musiciens ont choisi d’insérer leurs propres transcriptions de la Marche de la Cérémonie des Turcs, tout à fait charmante et rythmée ? Qu’ils retranscrivent pour deux claviers la transcription pour clavecin seul de d’Anglebert de la Passacaille d’Armide, dansante et bien tournée, opératique à souhait ? Qu’ils tentent l’impensable, et n’atteignent pas l’inatteignable en refusant aux Voix Humaines de Marais la mélancolie mélodique et grainée de la viole malgré l’usage distrayant d’un jeu de luth ? La transcription de la Menetou de Couperin le Grand est instructive, alliant apparente simplicité et complexité des lignes.
Pour les Préludes, les interprètes ont choisi de maintenir une approche à deux clavecins en improvisant un continuo, mais l’on comprend pourquoi le compositeur n’avait pas proposé la version en trio : les pupitres gagnent en opulence ce qu’ils perdent en rigueur (Justin Taylor parle d’ailleurs d’ « une sorte de flottement »), et l’on confesse de nouveau un relatif agacement au tintement perlé de ce clavecin franco-flamand de William Morton, fatiguant à l’usage de par ses aigus perçants. L’on regrettera enfin que la durée du disque et les ajouts dispensables signant autant d’infidélités à Le Roux nous empêchent de bénéficier d’une intégrale complète des sept suites, notamment la dernière suite en sol mineur et son immense sarabande conclusive aux variations ébouriffantes. Pour le reste, cette conversation de haut vol, inégale mais impressionnante, plus « moderne » que l’interprétation indétrônée des Cyclopes, scandée de fulgurances où la contrepartie n’hésite pas à passer par dessus la ligne principale, parvient souvent au fil des notes à nous faire douter de qui joue quoi. Pari réussi.
Viet-Linh Nguyen
Technique : excellente captation d’une grande transparence et finesse, rendant bien compte des timbres de chacun des instruments disposés côte à côte lors de l’enregistrement.
Étiquettes : Christie William, clavecin, Gaspard Le Roux, Harmonia Mundi, Muse : argent, Taylor Justin, Viet-Linh Nguyen Dernière modification: 24 septembre 2024