Rédigé par 6 h 37 min CDs & DVDs, Critiques

Salon de l’Abondance (Couperin, Concerts Royaux, Gallon & Boutineau – Harmonia Mundi)

François COUPERIN (1668-1733)
Concerts Royaux

Pierre Gallon, clavecin franco-flamand Jacques Way & Marc Ducornet (ravalé par ?) Julien Bailly 2020
Mathieu Boutineau, clavecin flamand Marc Ducornet, Julien Bailly 2020
(avec la participation de Thibaut Roussel, théorbe et guitare baroque)

1 CD digipack, enr. juillet 2023, Harmonia Mundi, 61’42.

Avant de dire tout le bien que nous pensons de ce superbe enregistrement, énergique, dansant, moiré, d’une opulence jouissive, protestons un brin : d’abord contre un livret qui ne donne pas même les caractéristiques des clavecins employés, dont les sonorités claires, aux aigus perçants, presque verts, méritent bien qu’on s’y attardent. Ensuite, sur le parti-pris interprétatif de notre duo de clavecinistes de n’avoir pas assumé jusqu’au bout sa transcription à deux claviers pourtant extrêmement pensée et aboutie, des quatre Concerts Royaux de Couperin dans une version à deux clavecin. Avait-on vraiment besoin de convier le théorbe ou la bondissante guitare de Thibaut Roussel en supplétif ? Nous ne le pensons pas, sauf à se dire que l’auditeur, usé par les cordes métalliques, avait besoin d’un peu de la poésie, de la douceur ou du timbre boisé du théorbe. Et il y a déjà la possibilité – utilisée sporadiquement comme dans la Courante du 3ème Concert) d’avoir recours au jeu de luth, même si la camaraderie complice qui se dégage du trio (les interprètes se cotoient au sein des ensembles Pygmalion ou Correspondances) est évidente.

Transcrire à deux clavecins ? La pratique était commune à l’époque ; dès les années 70, Laurence Boulay et Françoise Lengellé avaient tenté l’expérience (Erato). Hélas, les timbres criards des clavecins alors employés, sonnant presque comme d’héroïques Dolmetsch, rendirent l’écoute insupportable. En outre, comme dans des efforts similaires plus récents (Les Nations joliment mais classiquement transcrites par Mireille Podeur et Orlando Bass chez Maguelone), la transcription était plus sage, avec souvent des parties de basse basculées en mains gauches, et les mélodies partagées entre les deux mains droites. Or, ce qui frappe d’emblée ici, c’est la prise de risque à la fois au niveau des textures, des choix d’accouplements ou de jeu de luth, mais aussi des transcriptions elles-mêmes. Beaucoup des transcriptions du duo vont bien au-delà de la recette de base, et les clavecinistes ont réagencé le matériau avec une maestria qui en densifie considérablement les lignes à la manière des transcriptions des airs de Lully par d’Anglebert, n’hésite pas à ajouter une polyphonie serrée, à orner ou surorner, à altérer même la première voix en mettant la ligne de continuo autant en valeur. On aurait aimé en savoir plus, mais hélas la notice est bien peu diserte sur ce travail remarquable et téméraire.

L’on est justement en train de restaurer l’Antichambre de l’Œil-de-bœuf à Versailles : elle retrouvera notamment des ornements disparus (la frise de postes de l’attique) et brillera de mille doux feux grâce à l’application de la dorure à l’eau (moins clinquante que la dorure à mixtion), mais appliquée plus libéralement, y compris la corniche. Ce qui ressemble à une digression, écart auquel nous nous adonnons régulièrement sans vergogne, est en fait une métaphore : la relecture couperinienne de Pierre Gallon, si intérieur chez Bach, et de Matthieu Boutineau s’avère passionnante dans le portrait d’un Couperin plein de vie et d’allant, de Concerts royaux moins curiaux et bien tempérés que fourmillant d’inventivité, ne dédaignant pas la virtuosité (Air contrefugué du 2nd Concert presque carnassier, grandiose Chaconne du 3ème concert) voire l’esbrouffe ou la prise de risque, ou la malice (Musette très visuelle et théâtrale du 3ème concert). Quand on sait que Couperin écrivit son célèbre «J’avouerai de bonne foi que j’aime beaucoup mieux ce qui me touche que ce qui me surprend » (Préface du Premier Livre de pièces de clavecin), c’est comme si nos artistes lui adressaient un amical et espiègle contrepied. 

L’Allemande du premier Concert donne le ton : prenant à la lettre le « Légèrement », la pièce est moins coquette ou noble que dansante et virtuose. Au long de ce voyage on reste ébahi de la force et de la vitalité qui se dégage d’un Couperin qui délaisse son versant sensible et tendre pour une facette extravertie et démonstrative, celle d’un Couperin mordant, boulimique, aux registrations variées, aux couleurs sans cesse changeantes. Les pièces les plus rêveuses sont alors les moins réussies, à l’instar du Prélude du 4ème concert, concert sur lequel nous vous invitons à nous attarder ensemble un moment. De ce Prélude, l’on aurait aimé sentir l’hésitante fragilité, plutôt que le balancement d’un sourire. L’Allemande qui suit, ses graves pulsants, sa guitare baroque en sus, ses ornements glissés avec une aisance « en passant » grouille, la Courante française aurait pu être prise à une allure un peu moins courante et plus galante que résolue, la joyeuse Courante à l’italienne exulte, et ce n’est que dans la tendre Sarabande, abandonnée, offerte, alanguie de nostalgie, que l’on reconnaît le Couperin que nous attendions, cette homme que l’on imagine timide, ce portraitiste de génie, ce funambule de la vignette qui fait le pont entre les grandes heures du clavecin sérieux et les abandons galants des Duphly et consorts. Le Rigaudon, d’une vivacité chatoyante, fête à Cythère ou Cour des Miracles emporte l’auditeur dans son tourbillon quasi orchestral, La Forlane claudicante, avec adjonction de guitare, nous adresse un « au revoir » mutin. Ces Concert Royaux sont un paradoxe : la réduction à deux clavecin les magnifie, et le fait d’avoir résolument écarté une approche plus sereine leur évite à la fois la monotonie, tout en leur insufflant une vitalité débordante (que le preneur de son a d’ailleurs eu du mal à canaliser).  Voilà un enregistrement fascinant et intense, à la relecture audacieuse à écouter en comparaison avec la version de chambre de référence inégalable mais infiniment plus posée des Kuijken (Sony Séon, 1971).

 

 

Viet-Linh Nguyen

Technique : captation trop proche et manquant relativement de dynamique comme de spatialisation. Une prise de son plus éloignée et plus chaleureuse aurait été appréciée.

Étiquettes : , , , , , , , Dernière modification: 16 mai 2024
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