Rédigé par 17 h 47 min Concerts, Critiques

Se faire la malle (Forgotten arias, Jaroussky, Concert de la Loge, Chauvin – Théâtre des Champs Elysées, 26 novembre 2023)

 

Philippe Jaroussky © Marco Borggreve

Forgotten arias
Johann Adolf Hasse : Sinfonia, « Ma che vi fece… Sperai vicino il lido », « Misero pargoletto », récitatif et airs extraits de Demofoonte
Fugue et Adagio en sol mineur, Fugue alla breve
Leonardo Leo : Sinfonia extraite de Catone in Utica
Michelangelo Valentini : « Se mai senti spirarti sul volto », air extrait de La Clemenza di Tito
Tommaso Traëtta : « Dove son che m’avenne… Gemo in un punto e fremo », récitatif et air extraits de L’Olimpiade
Andrea Bernasconi : « Siam navi all’onde algenti », air extrait de L’Olimpiade
Ferrandini : « Gelido in ogni vena»
Jommelli : Sinfonia periodica
Johann Christian Bach : « Per quel paterno amplesso », air extrait d’Artaserse
Niccolo Jommelli : « Fran cento affanni », air extrait d’Artaserse

Philippe Jaroussky, contre-ténor
Le Concert de la Loge [Olympique]
Julien Chauvin, violon et direction

Version de concert, dimanche 26 novembre 2023, Théâtre des Champs Elysées, Paris

Oubliées, forgotten ? L’on déplorera le titre en anglais, mais l’on suppose qu’il s’agissait de conserver celui de l’enregistrement éponyme paru fin octobre (Erato), et dont les 10 airs correspondent sensiblement à ceux -ci (à l’exception d’un Gluck et d’un Hasse). Les airs sont des raretés, issues de l’abondante production d’opéras seria sur des livrets de Métastase – entre 1730 et 1830, 850 œuvres de 260 compositeurs usant jusqu’à la moelle 28 livrets selon Vincent Borel ! Ils permettent de goûter l’originalité de « versions alternatives » de certains titres plus fameux sous la plume d’autres musiciens. En revanche, à l’exception de l’inspiré Ferrandini et des routiniers Valentini et Bernasconi, les compositeurs sont tous de premier rang : Hasse, Leo, Traetta, JC Bach, Jommelli. Un palmarès en or. Philippe Jaroussky les côtoie depuis si longtemps qu’ils sont devenus de vieux compagnons de route, et le contre-ténor nous offre le luxe d’une prestation sans partition, de bout en bout, accompagné d’un Concert de la Loge [Olympique] bondissant et jouissif, précis et enlevé, tous violons debouts (au sens propre), emportés par leur Konzertmeister Julien Chauvin, bouillonnant et souple. Seuls les cors sont un peu trop discrets, mais les hautbois et bassons, de même que les cordes se révèlent d’une cohésion texturée frappantes, et le continuo très volubile (violoncelles, contrebasse, théorbe un peu anachronique mais très poétique, clavecin) tout à fait charnu.

Alors même que l’orchestre se met rapidement en place avec une sinfonia de Hasse encore un peu étriquée et se révèlera dans une étincelante Fugue et Adagio en sol mineur, le public est déjà conquis. Et il a raison de l’être, car si parfois les airs ne dénotent pas une qualité extraordinaire, et que la « seria fatigue » de ces sections à rallonge qui conduira à la réforme gluckienne se fait parfois sentir, la musicalité tendre de Philippe Jaroussky, son art du phrasé, la sensibilité des mouvements rêveurs, les reprises magnifiquement ornées, emportent immédiatement l’adhésion et conduisent à un climat chaleureux et virtuose. De l’art pour l’art, et qu’importe le drame et les livrets, les intrigues, les travestissements ! D’ailleurs, si le TCE a mis à disposition les traductions et textes chantés en téléchargement, le concert n’était pas surtitré, et visiblement le public n’était guère curieux de comprendre le contenu des airs, les affects suffisant à imaginer des postures somme toute convenues. C’est un peu comme si tout le récital se résumait à une collection d’arie di baule (airs de malle), c’est-à-dire d’airs phare très appréciés de l’auditoire et que le compositeur comme les interprètes trimbalaient précieusement dans leurs valises de ville en ville à l’époque. 

Alors on s’abandonne aux délices musicaux d’un « Sperai vicino il lido » de Porpora, ample et mélodique, puis à la fluidité pulsante du « Misero pargoletto » au flottement napolitain de Porpora. On retombe un peu de nos nues avec le roboratif « Se mai senti » de Valentini d’une écriture alambiquée, aux ornements peu naturels, les affects du textes mal intégrés. Heureusement Jaroussky est là et parvient dans le da capo à sublimer cette routine de tâcheron. Avec Traetta, l’on se retrouve propulsés sur un tout autre univers : un « Gemo in un punto e fremo » évocateur et puissant, vif et émouvant, épidermique dans son frisson. La projection commence à fléchir, car l’artiste fatigue un peu et tout ce répertoire demande un coup de glotte véloce, mais cet air admirable constitua l’un des sommets du récital. 

Le « Siam navi all’onde algenti » de Bernasconi n’est pas aussi quelconque que Valentini, mais la patte est grasse et lourde : motifs violinistiques en vague (les navires obligent), ligne fragmentée, heurtée (pour l’agitation). Là encore l’on admire Philippe Jaroussky qui extrait le zeste de cette partition moyenne (joueur « ogni diletto è scoglio ») et semble s’amuser sans arrière-pensées de cette pièce intéressante mais peu marquante. On notera qu’il fait habilement alterner les baisses de régime avec des airs autrement plus étoffés : s’ensuit un sombre, dramatique, profond « Gelido in ogni vena » de Ferrandini, avec des chromatismes audacieux, des coloris doux amers subtils et superbement rendus. L’on passera enfin rapidement sur l’air « Per quel paterno amplesso » Johann Christian Bach noble et éloquent, et sur le « Fran cento affanni » final après lequel Jarrousky, quoique très fatigué, ne résiste pas à deux bis connus (Gluck et Vivaldi) sous des ovations triomphales !!! Qu’on se le dise : il ne les a pas oublié, ces airs. 

 

Viet-Linh Nguyen

 

Étiquettes : , , , , , , , Dernière modification: 4 décembre 2023
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