Rédigé par 11 h 01 min Concerts, Critiques

There’s magic in the air (Haendel, Alcina, Les Epopées, Fuget, Opéra Royal de Versailles, 29 avril 2025)

Hyacinthe Collin de Vermon, Roger arrivant dans l’île d’Alcine, huile sur toile vers 1740 conservée au Musée de Grenoble – Source : Wikipedia Commons (retravaillée)

Georg Friedrich HAENDEL (1685 – 1759)
Alcina
Opéra en trois actes sur un livret anonyme d’après l’Orlando Furioso de l’Arioste,
créé à Londres en 1735

Lisette Oropesa, Alcina
Gaëlle Arquez, Ruggiero
Gwendoline Blondeel, Morgana
Teresa Iervolino, Bradamante
Philippe Talbot, Oronte
Guilhem Worms, Melisso
Samuel Marino, Oberto

Les Epopées
Stéphane Fuget, clavecin et direction,

Version de concert, Opéra Royal du Château de Versailles, 29 avril 2025

Avouons que nous aimons nous y perdre ! Si le livret d’Alcina, à force d’enchaîner les rebondissements confèrerait à une succession ptolémaïque la simplicité d’une transition nord-coréenne, s’y égarer s’avère un plaisir quasi constant. La faute à un Haendel au firmament de son talent, qui en ces années enchaîne les projets pour pourvoir aux besoins de sa seconde Academy of Music. Et alors que l’Ariodante (crée le 8 janvier 1735 à Covent Garden) résonne encore dans les esprits, Georg Friedrich Haendel puise de nouveau à la même source, celle de l’Arioste et de son épique Orlando Furioso, empruntant en le remaniant largement un livret resté aussi abscons qu’anonyme ayant servi pour L’Isola di Alcina (1728) de Riccardo Broshi (1698-1756, par ailleurs frère de Farinelli). Alcina est créée le 16 avril 1735. Haendel emprunte à l’œuvre de l’Arioste, elle-même connue pour allègrement puiser aussi bien dans les légendes médiévales que dans la mythologie antique, le personnage circéen d’Alcina, magicienne et mante religieuse ayant pour habitude de métamorphoser ses amants, rendus vils pourceaux ou muets rochers. Il y a dans cette narration de l’histoire de Bradamante et de Melisso débarquant dans le royaume d’Alcina quelque chose qui tient à la fois de l’imaginaire évocateur du rivage des Syrtes, de l’île d’Ogygie et du Mont Circé. Autant de confins et de royaumes où l’imaginaire règne et dans lesquels Haendel peut emporter aussi bien les spectateurs du Covent Garden de 1735 que ceux de l’Opéra Royal de Versailles presque trois siècles plus tard.

Alcina a donc la saveur des classiques, dont le plaisir ne se tarit nullement malgré l’absence de rareté. Quelques mois après une fort louable représentation donnée par Francesco Corti, Il Pomo d’Oro et Elsa Dreisig dans le rôle d’Alcina au Théâtre des Champs-Elysées, c’est ce soir au tour de Stéphane Fuget et de ses Epopées de s’emparer de cette aventure épique, pour en polir un peu plus le mythe.

Car Haendel dompte les circonvolutions d’un livret dont la complexité (et disons-le clairement, une invraisemblance qui relève moins de l’onirisme que du foutraque) pourrait le desservir par un art jamais pris en défaut conststant à transcrire en un enchaînement d’arias somptueux les vicissitudes, tourments, doutes et égarements de ses personnages. Car métamorphosés par la musique d’Haendel, vices et vertus des personnages, pourtant caractérisés avec un épanchement certain pour le manichéisme dans le livret, se dessinent en des contours plus flous, s’offrent une complexité touchante. La musique trouble la morale et ce n’est pas la moindre de ses vertus. Pour une telle galerie, il fallait un plateau à la hauteur. Stéphane Fuget reprend pour partie, et pour partie seulement, la distribution de la représentation donnée lors du Festival de Beaune l’année dernière. Gwendoline Blondeel incarne donc une Morgana à la posture assurée, voix limpide, aigus vifs et belle projection, faisant du personnage de la sœur d’Alcina non pas un rôle secondaire mais bien une héroïne à part entière, au cœur de l’un des nœuds gordiens sentimentaux de l’intrigue. La soprano, grande habituée du répertoire, trouve une fois de plus avec ce rôle de Morgana l’occasion d’exprimer sa complète aisance dans ce type de répertoire, que ce soit dans son aria initial O s’apre al riso (Acte I), ou de manière décuplée dans le Tornami a vagheggiar (fin de l’Acte I), où mélodieuse et amoureuse, elle ne se tait que pour recevoir un tonnerre d’applaudissements du public. Le Credete al mio dorore, son grand air de l’Acte III, superbement soutenu au violoncelle finit d’emporter l’adhésion des spectateurs.

Gaëlle Arquez © Ben Dauchez

Autre rescapé – si l’on peut se permettre ce vocable – de la distribution de Beaune, le sopraniste Samuel Marino, qui dans le rôle d’Oberto séduit par sa prestation, tant scénique que vocale. Androgynie assumée jusque dans ses étincelants escarpins, jeu de scène à l’avenant, le jeune chanteur d’origine vénézuélienne campe un Oberto sensible, voire fragile, d’une juvénilité convenant parfaitement à ce personnage d’adolescent, recherchant naïvement son père, qui pourrait bien avoir été victime d’une transformation ovidienne de la part d’Alcina. Vocalement, si ses aigus puissants et projetés comme des carreaux d’arbalètes surprennent, cette interprétation très exacerbée du personnage, loin de toute tempérance, pourra agacer ceux moins enclins que nous à le suivre dans cette vision en elle-même très baroque du personnage. Plus que convainquant dans le Chi m’insegna il caro padre (Acte I), le Tra speme e timore (Acte II), enlevé, affuté, s’avère l’un des grands moments de virtuosité de cette soirée.

Annoncée souffrante avant le début de la représentation, Gaëlle Arquez se montre vocalement un peu timide dans ses premiers arias de Ruggiero (dans le Di te mi rido notamment, à l’Acte I), avant que peu à peu elle ne déploie une très large palette vocale dans les grands arias de l’Acte II. Voix expressive, sensible, équilibrée dans le moindre de ses ornements, timbre d’une grande humanité, elle sublime le Col celarvi a chi v’ama, implorante, puis portée par deux flûtes, le Mio bel tesoro (Acte II), avant un Verdi plati, classique de l’œuvre, où sa sensualité vocale est sublimée par la ligne de cordes.

Alcina, indéniablement inspirée de Circée comme nous l’avons déjà souligné, s’avère moins Mélusine que Carabosse, le personnage ayant, sur le papier du moins, tout pour déplaire, ne se constituant un aéropage que pour mieux le rabaisser (au bas mot) par ses pouvoirs et ses caprices. Nous sommes alors redevables à la grandeur de composition de Haendel de nous la rendre autrement plus complexe, ambiguë, et même disons-le, sympathique. Lisette Oropesa prête ses traits et offre sa voix à l’insulaire magicienne. Gracieuse, charismatique, elle aimante le public comme son personnage captive son entourage, fluide, légère dès le Di, coor mio, quanto t’amai (Acte I). Tour à tour magicienne veule, reine autoritaire, femme amoureuse ou désespérée, Lisette Oropesa endosse toutes les facettes du personnage avec la même élégance, la même souplesse vocale, d’une assurance qui ne semble jamais travaillée, d’une fluidité dans les vocalises dont la virtuosité n’apparaît jamais jouée. Tantôt soyeuse, tantôt affutée, sa voix épouse toutes les nuances du personnage, toutes les évolutions du rôle. Incarnée et doloriste sur le Sin, son quella, non piu bella (Acte I), elle pétrifie littéralement (mais n’est-ce pas dans ses attributions de magiciennes ?) dans le grand aria du deuxième acte, le Ah, mio cor ! Un aria comme une acmé dramatique dont il n’est pas interdit de relever au passage que Haendel le place à peu près au même stade dans le développement de son œuvre que le Scherza Infida de l’Ariodante, les deux œuvres conservant de fortes similitudes de structure.

Lisette Oropesa © Jason Homa

Ajoutons à cette galerie déjà brillante (pour ne pas dire magique !) Guilhem Worms dans le rôle de Melisso, voix de basse d’une belle stature, posée et empreinte de gravité, qui délivre un très beau Pensa a chi geme d’amor piagata (Acte II), à nous faire regretter que son rôle ne soit pas plus développé. En Bradamante, Teresa Iervolino, mezzo à la voix d’une grande sensualité, fait preuve elle aussi d’une belle souplesse vocale dans les arias qui lui sont dévolus, du très émouvant E gelosia (Acte I), au merveilleux Vorrei vendicarmi del perfido cor, où elle fait preuve d’une dextérité et d’une virtuosité dans ses vocalises s’intégrant parfaitement dans la longue suite d’arias virtuoses constitués par ce deuxième acte. Philippe Talbot, incarnant Oronte, en grand habitué qu’il est du répertoire français, apparaît très appliqué dans sa diction, parfaite, mais moins flamboyant vocalement que les autres membres du plateau vocal, plus en phase avec ce type de répertoire.

A la tête des Epopées, Stéphane Fuget dirige l’ensemble le plus souvent de l’un des deux clavecins de la formation (celui de continuo étant tenu par Marie van Rhijn) de manière assez tempérée dans l’essentiel du premier acte, soucieux de laisser l’expression libre aux interprètes. C’est en suite d’œuvre, dans les deuxième et troisième actes que se révèle son style, ses variations de tempi, la fougue et le goût de l’ornementation instrumentale à la laquelle il nous a habitué. Une interprétation intense, exacerbée, à l’exemple, marquant mais loin d’être unique, de l’intensité instrumentale rendue sur Ah, Ruggiero crudel, Ombre pallide (Acte II). Une direction vivante, marquée, non dénuée d’une certaine radicalité qui sied parfaitement à cette partition de Haendel.

Les Epopées et le très beau plateau vocal les accompagnant ce soir ont donné un Alcina de très haute tenue, dont le souvenir perdure bien après l’éclipse de l’île enchantée, dans la nuit versaillaise.

 

 

 Pierre-Damien HOUVILLE

 

 

 

Étiquettes : , , , , , , , , , , , , Dernière modification: 5 mai 2025
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