Rédigé par 23 h 35 min Concerts, Critiques

Noir c’est noir (Haendel, Jephta, Spyres, DiDonato, Il Pomo d’Oro, Corti – Théâtre des Champs-Elysées, 29 avril 2025)

© Muse Baroque, 2025

Georg Friedrich HAENDEL (1685 – 1759)
Jephtha (HWV 70)
oratorio en trois parties sur un livret en anglais du Révérend Thomas Morell d’après le Livre des Juges et Jephthes sive Votum (1554) de George Buchanan

Michael Spyres, Jephtha
Joyce DiDonato, Storgé
Mélissa Petit, Iphis
Cody Quattlebaum, Zebul
Jasmin White, Hamor
Anna Piroli, L’Ange

Il Pomo d’Oro
Francesco Corti, clavecin & direction

Version de concert, Théâtre des Champs-Elysées, Paris, 29 avril 2025

Deux Haendel le même soir, nous voici bien gâtés… Après l’Alcina versaillaise, voici le Jephta au TCE. Ce dernier constitue le dernier oratorio anglais de Haendel (si l’on excepte le Triumph of Time and Truth, troisième remaniement de son premier oratorio de jeunesse Il Trionfo del Tempo e del Disinganno). L’œuvre est d’autant plus touchante que la composition, qui s’échelonna du  au 

Francesco Corti – site officiel du musicien, tous droits réservés

Francesco Corti se jette dans ses pages avec une énergie rageuse. Loin d’un message d’apaisement et d’espoir, de sérénité fervente, c’est-à-dire d’une approche doucement équilibrée (Gardiner) voire contemplative (Harry Christophers), d’un drame opératique optimiste (Marcus Creed), Corti procède avec Jephta à l’embrasement du crépuscule. Peu d’azur, des couleurs monochromes (y compris instrumentales), mais un amoncellement de nuages sombres, d’un désespoir dense, compact, terrien, physique. Face à cette baguette cohérente et impressionnante, le claveciniste procède à la mise au tombeau des protagonistes, tous marqués dès les premières notes par le sceau du malheur, et du destin. Certaines joliesses mélodiques passent ainsi à la trappe (pauvre “virtue my saul shall still embrace”), mais le drame progresse, inexorablement, frontalement, avec une noirceur de polar halluciné, ponctué des éclats martiaux de la guerre très palpable (l’on saluera au passage de superbes trompettes naturelles et des cors joués par les deux mêmes musiciens sans correction pavillonnaire). Il Pomo d’Oro se plie parfaitement à cette vision : cordes charnues, continuo très musclé, chœur charpenté très allant et avec une “constellation du milieu” masculine très marquée. Le premier acte – pourtant parfois considéré comme presque pastoral et optimiste – file dans sa tranchée pleine de fumée et de décombres.

Michael Spyres © Marco Borelli

Le plateau vocal est excellent : certes la Storgé de Joyce DiDonato n’a pas tant d’airs que cela, mais quels airs ! Malheureusement “Scenes of horror, scenes of woe” souffre d’un orchestre surdimensionné et qui prend parfois l’ascendant sur la chanteuse ; c’est presque dans les récitatifs de son effroi quand elle réalise l’horrible holocauste qu’elle est la plus émouvante puis dans le sincère et jeté (“Let other creatures die” furieux et implorant), le “Sweet as sight to the blind” de l’acte III renoue quant à lui avec les années romaines de jeunesse, avec son beau violon italianisant. En Jephta Michael Spyres déploie une stature royale, projection large, medium chaleureux et nuancé, même si les ornements et double croches manquent de netteté (“Virtue shall my soul still embrace” saccadé et orgueilleux). L’adieu final à son enfant “Waft her, angels, through the skies”, justement applaudi, confinant presque à la berceuse, révèle cependant une autre facette de ce Juge. Son frère campé par un Cody Quattlebaum dont l’apparence rappelle le Christ de Dürer, utilise son timbre de baryton-basse profond et vigoureux, accentuant une caractérisation guerrière des protagonistes. Face à eux, l’Iphis charmante de Mélissa Petit, aux aigus un peu acidulés, pourrait paraître à première vue un peu fade (innocent et appliqué “Tune the soft melodious lute”), mais le sublime “Farewell, ye limpid springs and floods” plein de nostalgie lancinante contredit avec éloquence ce constat. On passera plus rapidement vers un Hamor de Jasmin White correct mais peu mémorable et à la diction peu compréhensible (duetto amoureux placide “These labours past, how happy we!” sans grande alchimie mais duo puis quintette “All that is Amor is mine” naturel et truculent de par les hautbois et bassons ironiques), et sur l’Ange d’Anna Piroli au seul air à l’émission un peu confidentielle mais sensible et posé. Les da capos ne sont pas bien exubérants, et malgré l’aspect profondément opératique de l’œuvre, le chef n’a pas souhaité insister sur cette vocalité hédoniste qui aurait été en désaccord avec la course à l’abîme.

Reste un personnage clé dont nous avons insuffisamment parlé : le chœur. Dix-sept choristes dont Anna Piroli, rejoints par les solistes pour le finale. Dix-sept voix pour un Peuple, depuis la fermeté marmoréenne de “No more to Ammon’s god and king” ou les éclats de “When His loud voice in thunder spoke”, la grandeur de “How dark, O Lord, are Thy decrees” jusqu’à l’espoir final des entrées fuguées et de son crescendo lumineux que le chœur d’Il Pomo d’Oro délivre avec conviction et grâce. Célébrons donc une soirée très homogène et un oratorio aussi démonstratif que brutal, qui ne fut en rien pour les auditeurs un douloureux sacrifice.

 

 

Viet-Linh Nguyen

 

Étiquettes : , , , , , , , , , , Dernière modification: 5 mai 2025
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