“Le cabinet des curiosités”
Trésors oubliés du clavecin des Lumières
Jean-Jacques Beauvarlet – Charpentier (1734 – 1794)
La Pitras, La Pestalozi, La Cécile, La Susanne, La Bressol
Simon Simon (1734 – 1811)
La Saint Saire, La la Corée, La L’arrard, La le Daulceur, La La Font
Anastasie Jeanne : clavecin Marc Ducornet (2023) d’après Hemsch, à deux claviers et jeu de luth
Emilie Clément-Planche : violon Nicolas Harmand marqué au fer 1770, modèle typique parisien, archet baroque 1700/1760 Solange Chivas, cordes mi- corde en soie de Serge Claderes simple torsion – 0,62mm, La- gamut boyau ( bœuf ou mouton) – 0,82mm, Ré- Kürschner boyau filé avec un fil de cuivre – 1,20mm, Sol- Pirastro Oliv boyau filé
Julianna David : violoncelle Carolus Meriotte, 1755 Paris, archet Andreas Grütter, Amsterdam 2017, cordes en boyau d’agneau de la marque Aquila – épaisseur 1,12mm pour La et 1,50mm pour Ré, Sol et Do : filé argent, épaisseur medium
On ne boude pas son plaisir à la réception de cette galette de rois. Deux compositeurs français du XVIIIème siècle tardif, réellement rares, au-delà des Royer, Duphly, Armand-Louis Couperin, Corrette, ou Balbastre. Même Jean-Patrice Brosse, superbe et élégantissime défenseur du “Clavecin des Lumières” n’en glisse mot qu’en passant dans son petit ouvrage (Bleu Nuit éditeur). Les notes de programme, denses et personnelles prolongent l’a priori très favorable : même dans nos vieux Das alte Werk, ou chez Archiv, nous n’avions j’avais vu mentionné de manière aussi complète l’instrumentarium, y compris le matériau des cordes, le filage, et la tension. Idem pour les précisions sur les archets utilisés. Et si nous ne sommes pas forcément convaincus par le rapprochement avec un “cabinet des curiosités” et par les espiègles photos des musiciennes tenant tortue, globe et livre (l’interprète le justifie par la diversité de style des œuvres “s’y côtoyaient le bizarre, le frivole, l’incongru, l’effrayant et l’étrangement beau” écrit-elle), nous le sommes tout à fait par l’intérêt des pièces exhumées, comme par une réalisation à la fois nerveuse et fluide, brillante et personnelle.
Anastasie Jeanne n’a pas menti en parlant de “trésors oubliés”. Point ici de galvaudage commercial : dès La Pitras, issue du Premier Livre de pièces de clavecin de Jean-Jacques Beauvarlet-Charpentier (l’on regrettera la brièveté des éléments biographiques sur les deux compositeurs), l’on sent que l’on a affaire à un petit maître, au sens de ce qualificatif que les historiens de l’art attribuent à de talentueux peintres dans l’ombre des grands mais à la main parfois très heureuse (les “fijnschilders”). A entendre la claveciniste, l’on regrette qu’elle ne se soit pas lancée dans un double disque d’intégrale de ce Premier Livre (la seule disponible est celle de Fernando De Luca chez Brilliant, au clavecin vif et plus caverneux, plus mignard et routinier aussi). Si Beauvarlet-Charpentier est davantage signalé pour ses pièces d’orgue (il succéda à son père organiste titulaire de l’Hospice de la Charité à Lyon), le compositeur n’est pas un inconnu : en 1771, il quitte la capitale des Gaules et prends un poste d’organiste à Paris (à l’abbaye royale de Saint-Victor), où il demeura jusqu’à la fin de ses jours, contribuant aux Concerts Spirituels, il sera ensuite nommé à l’église de Saint Paul (où il succéda à Louis Claude Daquin) et même en trimestriel Notre-Dame.
Ce premier Livre de musique, publié vers 1770, comprend seize pièces, la plupart d’entre elles intitulées à la manière de portraits. Pour en revenir à cette Pitras, nous voici propulsés dans un langage moins post-couperinien que scarlattien : virtuosité de la mélodie, extraversion et abondance de la ligne et des ornements, sautes de registres, sinuosité un peu “bizarre” de la mélodie. Sous ce clavecin français inspiré de Hemsch, Anastasie Jeanne allie un sens de l’extraversion et du théâtre certains, une rage boulimique (qui n’est pas sans rappeler Scott Ross, c’est dire !), une précision spontanée qui alpague l’auditeur et le font dériver. Même fantaisie dans La Cécile pleine de ruptures et de surprises. A l’inverse, l’ample Pestalozi laisse apparaître dans son thème claudiquant initial une élégance, une douceur plus française, atténuée hélas par la brillance de l’instrument qui en fait une poétique confession. Anastasie Jeanne sait doser à merveille les tempi, faire peu à peu glisser le propos vers la rêverie. Elle est un brin desservie par son double clavier trop riche, ou par une prise de son trop franche et par des ornements d’une précision un peu froide dont les reprises épuisent le charme. Seul le Caravage sait mettre Marie-Madeleine en brocard dans l’ombre…
On ne cachera pas notre déception de quitter cette si belle compagnie pour le IIème suite opus 1 transcrite en version de chambre : n’est pas Mondonville ou Rameau qui veut, et ces pièces de clavecin en concert, agréables mais un peu tièdes, malgré l’enthousiasme des cordes bien équilibrées d’Emilie Clément Planche et de Julianna David ne nous ont guère impressionné. S’ensuit une très sinueuse, irrégulière et fantasque La Corée de Simon Simon, montagnes russes d’une détonante modernité à côté de laquelle Beauvarlet-Charpentier est tellement plus convenu, mais aussi plus rassurant et plus noble. Les accords surprennent, les enchaînements débouchent parfois sur… le vide que le compositeur remplit de roulades et d’arpèges.
Visiblement, ce clavecin rococo boulimique et surchargé plut à Versailles : Simon Simon obtint la charge de maître de clavecin des Enfants de France, puis de la Reine Marie Leszcinska elle-même. Dans le livret, Anastasie Jeanne estime que Simon Simon s’inscrit dand une filiation du clavecin aristocratique quand Beauvarlet-Charpentier est parfois plus avant-gardiste. De cet échantillon nous penserions l’inverse, à moins que la sélection de 3 seules pièces pour clavecin seul issue de l’opus 1 ne soit trompeuse… De même, la VIème Suite Concerto Opus 1 et sa La La Font, notamment le Presto (la Gavotte et ses imitations d’accents de vielle amuse), se révèle foisonnante et optimiste, pleine d’Idées Heureuses, le violon d’Emilie Clément Planche y fait merveille, de par sa légèreté, son naturel lumineux, son riche raffinement.
Pour boucler cette porte à peine entrouverte, La Bressol de Beauvarlet-Charpentier offre son hésitation de boudoir sur laquelle surnage une mélodie douce réunissant la ligne française et les bouclettes italiennes en un au revoir d’une sensualité de soierie digne d’un Boucher. A bientôt, Madame.
Viet-Linh NGUYEN
Technique : captation claire et précise, peut-être trop proche et trop directe (même si l’on n’entend pas les sautereaux).
Étiquettes : clavecin, Clément Planche Emilie, David Julianna, Jean-Jacques Beauvarlet-Charpentier, Jeanne Anastasie, L'Encelade, Muse : coup de coeur, Simon Simon Dernière modification: 30 avril 2025