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The King should rejoice (Piffari del Doge, InAlto ǀ Haendel, Coronation Anthems, Concert Spirituel, Niquet – Saint-Michel en Thiérache, 25 juin 2023)

“Un trône n’est qu’une planche garnie de velours” (Napoléon Ier)

Façade de l’église de l’abbaye de Saint-Michel en Thiérache © Muse Baroque, 2023

 

Nous revenons avec plaisir dans cet écrin improbable, à environ une heure et demie de voiture de Reims, une heure de Charleville-Mezières. Et là, dans l’Aisne, environnée de verdure et de forêts, surgit brusquement au détour d’un chemin cette belle façade à l’italienne, aux volutes latérales décidées, aux moulurations fermes, baignées dans le soleil de l’été, accolée à des bâtiments bien proportionnés de brique et pierre. Ce lieu, écrin musical fameux depuis plus de 30 ans, c’est l’abbaye bénédictine de Saint Michel [en Thiérache],  dont l’ensemble actuel remonte au XIIe siècle, même si l’on s’en doute bien, diverses reconstructions ont marqué la vie de l’édifice : si le transept et le chœur de l’église sont de style gothique, on doit à l’abbé Jean-Baptiste de Mornat – d’origine vénitienne arrivé en France dans la suite de Marie de Médicis, aumônier d’Henri IV et Louis XIII, abbé commendataire de l’Abbaye de Saint-Michel-en-Thiérache de 1598 à 1628 – cette admirable façade et la nef de style classique. Après un incendie en 1715, les bâtiments monastiques autour du cloître furent reconstruits. Hélas, en mai 1971, un incendie provoqué probablement par un court-circuit conduisit à de larges destructions. Une partie des bâtiments en souffre encore, et en conserve des stigmates d’une reconstruction bétonnée qu’on aimerait voir disparaître. Dans ce lieu marqué par les siècles et atemporel à la fois, en lisière de forêt, nous plongeons dans la foule amicale de ce festival à l’ambiance chaleureuse de retrouvailles entre habitués. La buvette nous invite au farniente, sous l’un des parasols écarlates qui protège les mélomanes au sein du cloître. Mais voilà, il est déjà 11h30, et la Sérénissime République n’attend pas.

In Alto sur la tribune de l’orgue Boizard, notez la nef reconstruite au début du XVIIème siècle en style classique avec de très belles moulurations © Muse Baroque, 2023

Piffari del Doge
Oeuvres de Merulo, Cavazzoni,  Gabrieli, Palestrina, Priuli & Neri

Ensemble InAlto :
Lambert Colson, Darren Moore, cornets
Guy Hanssen , Susanna Defendi, Charlotte van Passen, Bart Vroomen, sacqueboutes
Marc Meisel, orgue Boizard (1714)
Lambert Colson, direction artistique

Pour cette 37ème édition, le Festival s’enorgueillit d’une programmation de haute classe, qui ne cède pas à la facilité d’une thématique générale, pour se scinder en des week-ends qui sont autant de vignettes. En ce dimanche, c’est la pompe des cérémonies officielles et des fêtes qui était au rendez-vous, d’abord avec les reflets sensuels et texturés des cornets et sacqueboutes vénitiens. Le concert débute, et l’on ne voit rien sur scène. Car pour les pièces d’orgue seul, le son vient de l’instrument, au-dessus du portail. Et quoi de plus naturel que d’user du superbe instrument de Jean Boizard, de 1714, qui fait la renommée internationale du lieu, de même que son acoustique splendide (environ 3 secondes de réverbération à la croisée, assez pour apporter chaleur et liant, sans brouiller les lignes), et avec peu de distorsion sur toute la tessiture, excusez la parenthèse technique) ? Mais les nombreuses pièces instrumentales furent également jouées depuis la tribune d’orgue, ce qui priva donc les auditeurs de la vision des instrumentistes pendant tout le concert, ce qui s’avère frustrant. On aurait pu imaginer certaines pièces jouées en procession sur les bas-côtés, ou alors sur la scène où un orgue positif était disponible. Mais hors ces regrets visuels, l’ensemble InAlto a su allier une douce énergie à une interprétation colorée, qui a gagné en spontanéité et en jubilation au fur et à mesure du concert. Lambert Colson a choisi d’intercaler assez systématiquement des pièces pour orgue seul et des sonates instrumentales. Le cheminement tonal est fluide, et l’on est saisi par la virtuose poésie de cet orgue mythique, miraculeusement préservé de la tourmente révolutionnaire, et l’un des uniques spécimens d’orgue louis-quatorzien, remis en service en 1983 lors d’un concert d’André Isoir lui-même. Face à cet instrument-monde, d’une remarquable douceur, très boisé, Marc Meisel déroule les Ricercare et Toccate avec une énergique ductilité.  Son Recercar secondo de Girolamo Cavazzoni  est abordé d’un touché articulé quoiqu’un brin appuyé, la Canzon francese detta Petit Jacquet extravertie et fleurie permet d’entendre bourdon et flûte, le tube du Ancor che col partire de Cyprien De Rore lumineux et agile emporte l’adhésion.

Du côté des musiques instrumentales de cérémonie des doges, InAlto a privilégié la beauté sonore d’une aquarelle, sa transparence et ses couleurs : la Canzon terza a 6 de Gabrieli ample et chaleureuse donne le ton, mais la Canzon septimi toni a 8 souffre de cornets acides dans les aigus que ne compensent pas les excellentes sacqueboutes. De même, la Canzon IX reste un peu sage et posée malgré l’optimisme espiègle des effets d’échos. Il faut attendre le Benedicta sit Sancta Trinitas de Palestrina, très virtuose et aérien, ou la Canzon terza a 6 de Priuli un peu plus brouillonne mais davantage contrastée et d’une vivante spontanéité pour qu’InAlto se départisse d’une certaine pudeur un brin raide. On aurait aussi aimé bénéficier de quelques motets de Gabrieli ou Grandi pour apporter davantage de diversité au programme.

Fresques du XIIIè siècle de l’église abbatiale © Muse Baroque, 2023

Après un déjeuner sur place, qui permet de ne pas sortir de cette magique baroque, et de faire le tour du cloître dont l’aile nord conserve des peintures murales touchantes et un peu maladroites du XVIe siècle illustrant la vie de saint Benoît. On discute avec le public, dont beaucoup viennent à chacun des week-ends, et l’on regrette l’évocation des Goldberg qu’on nous rapporte divinement inspirées et personnelles de Jean Rondeau la semaine précédente. On hésite à passer une tête au musée de la vie rurale et forestière, installé dans l’ancienne ferme abbatiale, mais le temps est compté, et l’avènement du monarque britannique vient nous projeter un siècle plus tard, et de l’autre côté de la Manche. 

“God save the King”
Te Deum de Dettingen HWV283

Coronation Anthems:
The King shall rejoice HWV 260
Let thy hand be strengthened HWV 259
My heart is inditing HWV 261

Zadok the Priest HWV 258

Chœur et Orchestre du Concert Spirituel
Direction Hervé Niquet

Après la pompe bien tempérée du matin, Hervé Niquet nous convie à une luxuriance sonore sans pareille. Première pièce – peu connue – le Te Deum de Dettingen en la majeur, inspiré du Chandos Te Deum en si bémol, raccourci, abrégé pour la Chapelle Royale. Il fut peut-être donné lors du Couronnement de George II en 1727 avant d’être rejoué en 1743 à Saint James, en l’honneur d’une obscure victoire pendant la guerre de Succession d’Autriche, l’armée française du maréchal de Noailles se faisant rosser par les Anglo-hanovriens commandés en personne par George II du fait de la désobéissance du Duc de Gramont qui désorganisa tout le dispositif français en quittant sa position et se retrouva en forte infériorité numérique face à un ennemi aux abois et qui tentait de s’échapper… C’est la dernière fois qu’un monarque anglais sera présent sur le champ de bataille, et c’est une victoire perdue pour la France, et inattendue pour les Anglais…

Hervé Niquet se gorge du caractère martial et rutilant de l’œuvre, dès l’introduction, timbales et superbe trio de trompettes naturelles (splendides et fiers Jean-François Madeuf, Jean-Daniel Souchon et Joël Lahens jouant main sur la hanche des trompettes non seulement historiquement correctes mais qui correspondent de plus à une facture britannique) submergent la nef. Cette brillance décomplexée, jouissive, boulimique, d’une nervosité que la largeur de la scène accentue, rend le Te Deum d’une assertivité triomphante que le Concert Spirituel assume pleinement. Impressionnés par ce déferlement pyrotechnique, cloués sur leurs bancs par tant de faste et d’énergie, les mélomanes se laissent porter par ce chœur compact à cinq parties, par des échappées solistes héroïques plus que sensibles, par les coloris instrumentaux, notamment les violons de Solenne Guilbert et Stéphan Dudermel, ourlés et italianisants à souhait. On souffle un peu avec le très pur To Thee the angels cry aloud  accompagné uniquement par les cordes, et où la soprano s’envole, suivie des ténors puis des basses. La chœur final est grandiose.

Hervé Niquet et son Concert Spirituel, notez le chœur encore en style gothique © Muse Baroque, 2023

Pas le temps de remettre sa perruque d’aplomb ou de lisser son jabot de dentelle, les quatre Hymnes du Couronnement arrivent. Ils sont encore plus ébouriffants que dans l’enregistrement (Alpha). Certes, il n’existe aucune source fiable et concordante sur les morceaux exécutés le jour du couronnement de George II, en 1727. L’on sait qu’il y eu aussi du William Child (O Lord, grant the King long life), du Gibbons, sans doute aussi du Byrd, Tallis et Purcell. Les anthems de Haendel ne correspondent pas à l’ordonnance imprimée du couronnement mais les musicologues comme Donald Burrows penchent pour un Zadok the Priest à l’onction, My heart is inditing pour le couronnement de la Reine, The King shall rejoice au moment de la reconnaissance (présentation aux sujets mais c’est le Let thy hand be strengthened qui aurait été joué à la place, pour réserver le précédent au couronnement. Voilà pour le contexte historique et les hypothèses. Passons aussi sur les effectifs pléthoriques : 24 cordes du Roi, 12 trompettes et 57 autres musiciens supplémentaires bien plus fourni qu’un Concert Spirituel pourtant en grande forme avec 14 musiciens et 15 choristes. Les 4 hymnes sont interprétés comme un bloc, d’affilée, en une échappée glorieuse. Sensationnel, exceptionnel, fabuleux, prodigieux, la direction de Niquet accumule les superlatifs. On se surprend souvent à contempler les voûtes qui résonnent et vibrent, on sourit devant cette soprane contrainte à se protéger l’oreille lorsque les 3 trompettistes soufflent dans leurs buccins d’airain cuivré et résonnant. Le basson de Jérémie Papasergio bouillonne, la basse continue bondit et swingue. Ceux qui sont habitués aux versions mesurées du King’s consort (Hyperion) s’étonneront de ce Haendel grouillant, nerveux, carré, brut sans être brutal, aux cordes très italianisantes, aux temps forts puissamment charpentés, aux tempi dansants. Seuls bémols, les courtes sections solistes sont vite rattrapées par la patrouille chorale, et la lecture continue gomme les sections notamment dans le plus tendre My heart is inditing. Enfin, choix délibéré du chef mais discutable, la lente introduction du Zadok the Priest avec son crescendo par paliers qui fait monter la tension est ici pris à pleine voix dès le départ, ce qui escamote l’effet d’anticipation. Mais  l’assemblée, conquise, convertie à l’anglicanisme et à la monarchie par tant de conviction et de force, est déjà prête à entonner un God Save the King donné en bis et qui conclut une journée en tous points lumineuse.

On repart, à regret mais à travers champs, le temps de croiser dans le cloître la silhouette de Frédéric Haas qui vient rendre visite à Jean Boizard. Mais chut, cela est une autre histoire…

Viet-Linh Nguyen

 

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Étiquettes : , , , , , Dernière modification: 19 juillet 2023
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