Rédigé par 23 h 26 min Concerts, Critiques

Hardelot, ce lieu qui nous unit ! (Midsummer Festival – Château d’Hardelot, 23, 24 et 25 juin 2023)

©PDH/Musebaroque,2023

Hardelot, c’est d’abord la rencontre avec un drapeau. Toisant la façade de pierre blanche d’un château de style néo-Tudor aux proportions rappelant furieusement les châteaux de briquettes plastiques multicolores de notre enfance, celui-ci se détache dans l’azur, flottant fièrement dans l’air estival de la côte d’Opale. Scindé en deux dans la diagonale, d’un côté composé du motif britannique, de l’autre des trois bandes françaises. Où sommes-nous ? Dans quelque exil hugolien d’îles au statut fiscal avenant ? Egarés dans l’imagination de Lewis Carroll ? Rien de tout cela. A quelques encablures au sud de Boulogne-sur-Mer, laissant dans la brume les côtes anglaises, Hardelot est une sorte de prolongement des îles britanniques, un pont jeté au-dessus de la Manche entre nos deux pays, une invitation à la rencontre. Comme la matérialisation d’une uchronie ayant vu se réaliser le projet d’union Franco-Britannique élaboré par Jean Monnet en 1940.

La petite station balnéaire se développe à la fin du dix-neuvième siècle, prisée des anglais, un peu délaissée par les français qui lui préfèrent le Touquet, sa voisine méridionale. Abritant un temps les amours adultérines de Charles Dickens (avec l’actrice Ellen Ternan, une liaison qui en son temps fit un scandale tout britannique), puis quelques années plus tard Louis Blériot qui y possède une villa et y développe l’aéroplage, ancêtre de notre moderne char à voile, la station s’épanouit entre son golf, la pratique de l’équitation et du tennis, trois sports prisés des deux côtés de la Manche. Du sévère château médiéval du treizième siècle ne restait qu’une partie des murailles quand il fut racheté sous le second empire par Henri Guy (le père de la pianiste et compositrice Hélène Guy, plus connue sous le pseudonyme de Guy d’Hardelot), qui fut édifier le château actuel dans un style néo-Tudor assez équilibré, que les cinéphiles reconnaîtront peut-être pour avoir été le décor du Tess de Roman Polanski (1979) avec la gracile et juvénile Nastassja Kinski. Géré par le Conseil Départemental du Pas de Calais, le château abrite depuis 2009 le Centre Culturel de l’Entente Cordiale, ayant vocation à tisser des liens entre France et Angleterre, qui au-delà d’une histoire troublée de Hastings (1066) à Fachoda (1898) en passant par Crécy (1346) et Waterloo (1815) entretiennent depuis le célèbre traité de 1904 des rapports fraternels…bien que parfois taquins ! Le château, restauré et remeublé, rappellera donc quelques épisodes des relations entre les deux pays (les nombreux mariages entre les familles royales des deux pays), l’art de dresser la table à la française et à l’anglaise, et nous gratifiera même d’une plaque réfractaire de cheminée ornée d’un bas-relief à l’effigie de Jeanne d’Arc… une touche d’un humour assurément très anglais !

C’est donc cet écrin, ô combien franco-britannique dans sa conception, qui sert depuis 2009 de cadre au Midsummer Festival (festival de l’équinoxe) qui chaque année se fait remarquer un peu plus dans la liste des manifestations printanières consacrées à la musique ancienne et baroque, par une programmation mêlant qualité des ensembles invités et ambition d’une programmation musicale recherchant les liens entre les musiques des cours françaises et anglaises, en marquant les relations, en soulignant les différences.

 

Sébastien Daucé ©CD62,2023

“Au service de sa Majesté Charles II”

Henry DUMONT (1610-1684)
Confitebimur tibi

Pelham HUMPHREY (1647-1674)
O Lord my God

John BLOW (1649-1708)
O sing unto the Lord

Pierre ROBERT (1618-1699)
Nolite me considerate

Pelham HUMPHREY
I will always give thanks unto the Lord
Lord I have sinned

John BLOW
I will hearken

Henry PURCELL (1659-1695)
My heart is inditing

Caroline Weynants, Eva Plouvier, Marie-Frédérique Girod, Fiona Mc Gown : sopranos
Corinne Bahuaud, Lewis Hammond, Mathilde Ortscheidt : altos
Oscar Golden-Lee, Thibault Givaja, Jordan Mouaïssa, Randol Rodriguez : ténors
Thierry Cartier, Etienne Bazola, Adrien Fournaison, Alexandre Baldo, Tristan Hambleton : basses

Ensemble Correspondances
Direction Sébastien Daucé

Pour le premier concert de ce week-end, nous retrouvons l’Ensemble Correspondance de Sébastien Daucé (que nous avions laissé, souvenez-vous, à la chapelle Sainte Kinga, dans la mine de sel de Wielincza en Pologne, en avril dernier, pour un concert faisant revivre quelques belles pages de la musique à la cour de Louis XIII). C’est cette fois le chaleureux et intimiste théâtre élisabéthain d’Hardelot qui accueille l’ensemble, une structure toute de bois conçue (jusqu’aux originaux pavés du hall d’entrée) remplaçant depuis 2016 le précédent théâtre éphémère et inscrivant le festival dans une pérennité qui lui sied à merveille. Sébastien Daucé et ses musiciens nous offrent en cette soirée une plongée dans le répertoire musical du temps de Charles II, roi de 1660 à 1685. Sans nous perdre en digressions dans une généalogie anglaise toujours complexe (isn’t it ?), rappelons juste qu’il fut le fils de Charles Ier (exécuté suite à la première révolution anglaise en 1649), et de Henriette-Marie de France, fille de Henri IV. Il est donc cousin germain de Louis XIV. A la Restauration, c’est donc un roi familier de la cour française où il passa une partie de son enfance en exil qui monte sur le trône, connaisseur notamment de la Chapelle Royale et de ses compositeurs à cette époque. C’est donc presque naturellement avec Henry Dumont (1610-1684) que Sébastien Daucé entame la représentation, compositeur majeur des grands motets auquel l’ensemble avait consacré il y a quelques années un enregistrement remarqué (O Mysterium, Harmonia Mundi, 2016). Le Confitebimur tibi (1686) donné ce soir offre un bel exemple du motet à la française dans lequel la maîtrise posée, le sens du rythme et de l’amplitude de l’ensemble, associé à un relief vocal offert par la salle font merveille. Tout juste soulignera-t-on un peu amusés que le craquement du bois rend souvent les déplacements d’interprètes un peu hasardeux.

A cette œuvre caractéristique de la composition française, à laquelle succède un peu plus tard le très solennel Nolite me considerate de Pierre Robert (1618-1699), autre figure incontournable du genre, répondent celles de compositeurs anglais ayant assimilés l’art français de la composition, parfois pour avoir séjourné de ce côté de la Manche. C’est le cas de Pelham Humphrey (1647-1674), trop souvent oublié dans la longue liste des musiciens de langue anglaise décédés à l’âge de 27 ans (eh oui, il va falloir lui faire une place aux cotés des plus rocks Brian Jones, Kurt Cobain, Jimmy Hendrix et autres Amy Winehouse et Janis Joplin) qui étudia auprès de Jean-Baptiste Lully, dont le O Lord My Lord donné ce soir, avec trois solistes (1 basse, 2 ténors) aux voix assurées et soulignées par deux hautbois présents à une très juste mesure s’avère l’un des grands moments du concert. Une intériorité, une émotion dans les lignes vocales qui rend subtilement palpable l’ensemble Correspondance également dans le I will always give thanks unto the Lord et dans le Lord I have sinned de ce même compositeur. Un Pelham Humphrey, qui malgré son décès précoce eu le temps d’être le professeur du jeune Henry Purcell (1659-1695) dont nous entendons en fin de programme le My Heart is inditing, et morceau sur lequel se ressent une réelle filiation, même si Purcell, affirmant avec le temps la place de la musique à la cour, colore l’instrumentation d’un peu plus de pompe.

Si la parenté musicale s’avère évidente entre ces musiciens, si naturellement révélée par Sébastien Daucé et ses musiciens, c’est peut-être les deux compositions de John Blow (1649-1708) qui enchantent le plus le public d’Hardelot. Clarté vocale, précision du rythme et pureté de la ligne mélodique (on apprécie notamment l’extrême justesse du basson) enchantent sur le O sing into the Lord, auquel répondra en cours de programme un I will hearken portés par trois solistes masculins. Dans ces conversations entre le petit chœur et le grand chœur caractéristiques du genre, les compositeurs anglais font mieux qu’imiter le style français, ils en écrivent des pages majeures du genre tout en affirmant peu à peu une musique nationale, osant déjà, par petites touches, ce que nous qualifierions avec cette pointe de condescendance dont les anglais nous affublent, d’excentricité britannique. Au final, un programme savamment composé et magnifiquement exécuté, faisant de ce premier concert une magistrale entrée dans le thème.

Oserions-nous affirmer que sur la côte d’Opale la chaleur contraint à panteler ? Sans doute serait-ce une légère exagération même si en cette journée du samedi, la lumière radieuse et la chaleur invitent à profiter des chaises longues mises à disposition à l’intérieur de l’enceinte du château, et comme la programmation nous laisse quelques heures, succombons à l’oisiveté, au moins le temps de quelques soupirs avant que notre curiosité ne nous ramène dans les allées du jardin (tiens, à l’anglaise ou à la française le jardin à Hardelot ?…nous vous laisserons répondre à la question en vous rendant sur les lieux) et vers l’exposition temporaire (jusqu’au mois de novembre tout de même) du dessinateur Benjamin Lacombe, réinterprétant sous ses crayons la période victorienne, l’occasion de croiser notamment une Alice et son petit Lapin Blanc, ou quelques portraits d’un certain Dorian Gray.

Trio Musica Humana © CD62,2023

Thomas Weelkes, Four Arms
William Byrd, Ave Maria Stella
William Byrd, Kyrie et Gloria extrait de la Messe à trois voix
Thomas Weelkes, Cease Sorrows Now
William Byrd, The Wind so Wild
William Byrd, From Depth of Sin
Anonyme, Susanne un jour, Muselaar à 4 mains
Anonyme, Susanne un jour
Thomas Morley, Though Philomena
William Byrd, Sanctus, Agnus Dei extraits de la Messe à trois voix
Bis, Thomas Morley, Springtime

Trio Musica Humana :
Igor Bouin, Baryton,
Martial Pauliat, Ténor,
Yann Rolland, Contre-ténor,
(avec la participation de Elisabeth Geiger au muselaar)

Mais ne nous égarons pas à succomber à ces muettes sirènes et regagnons la salle de l’ancienne chapelle du château pour l’intimiste et convivial concert de l’après-midi, donné par le Trio Musica Humana. Pour celles et ceux qui pensent qu’associer Claude François et Henry Purcell dans un même spectacle relèverait du crime contre l’humanité (et soyons honnêtes, nous nous incluions dans le groupe), un petit tour sur une plateforme de vidéos bien connue à la recherche d’extraits de leur spectacle Bingo ! un loto musical, peut faire tomber quelques préjugés. Moins déjanté mais tout aussi réjouissant, le programme de cet après-midi nous entraine à la découverte de quelques airs anglais souvent peu connus de ce côté des rivages de la Manche. Igor Bouin, baryton, Martial Pauliat, ténor et Yann Rolland, contre-ténor nous exécutent avec la complicité de Elisabeth Geiger, fine dompteuse d’un muselaar de toute beauté des compositions signées William Byrd (1539-1623), Thomas Weelkes (1576-1623), Thomas Morley (1557-1602). Souvent présentées par les commentaires aussi décalés que plaisants de Igor Bouin, ce court concert est l’occasion d’entendre quelques belles pages, notamment les extraits de la Messe à Trois Voix de William Byrd ou encore cette version anonyme de Susanne un jour, le poème de Guillaume Guéroult (1507-1569) reprenant l’histoire biblique de Susanne (et qui inspira Haendel pour son oratorio Susanna).

©CD62, 2023

Musique for the vanished Versailles of England

Georg Friedrich Haendel (1685-1759),
Chandos Anthem n° 4 O sing unto the lord (HWV 249b)
Sonate en Sol mineur (HWV 404)
Chandos Anthem n°3 Have a mercy upon me (HWV 248)
Sonate en sol mineur (HWV 390)
Chandos Anthem n° 6 Aspants the hart (HWV 251b)

HilaryCronin, Deborah Cachat : sopranos
Sam Boden : contre-ténor
Matthew Long : ténor
Raoul Steffani, William Gaunt : basses
Ensemble Arcangelo
Direction Jonathan Cohen

Une réjouissante entrée en matière, prélude au concert du soir où nous retrouvons le théâtre élisabéthain pour une représentation de l’Ensemble Arcangelo, dirigé par Jonathan Cohen, pour un programme tout entier consacré à Haendel et à ses Chandos anthems, hymnes composés entre 1717 et 1718. Là encore, quelques éléments de contexte s’imposent. James Brydges (1673-1744), Comte de Carnavon, puis Duc de Chandos fit fortune en qualité de paymaster-general durant la Guerre de succession d’Espagne, spécule de manière assez éhontée, ces pratiques lui permettant de se faire construire un immense domaine, le château de Cannons, détruit après ses revers de fortune, dont le site est à rechercher du côté de Edgware, dans l’insipide banlieue résidentielle nord-ouest de Londres. Mais, évergète, il prend aussi à son service Georg-Friedrich Haendel, qui lui compose notamment ces Chandos Anthem, conçus pour ensemble restreint mais dans lesquels s’expriment déjà toutes les qualités de composition de leur auteur.

L’ensemble Arcangelo, dans un programme auquel il est visiblement habitué, délivre une prestation toute en ferveur et en couleur, portée par des musiciens aptes à faire briller ces partitions, notamment emportés par les premiers violons (Jane Gordon, Simone Pirri et Louis Creac’h remarqué notamment pour ses collaborations avec les ensembles Stravaganza ou les Ombres). Haendel sublime aussi les partitions pour solistes, en soulignant la beauté d’une simple ligne mélodique, comme ce hautbois gracieux (Clara Blessing) dans les premières mesures du O sing unto the Lord (Chandos Anthem n° 4) avant que, dans cette partition comme dans les autres, la composition ne cesse de mettre en majesté les chanteurs. Hilary Cronin, spécialiste du répertoire haendélien enchante par la pureté claire de son timbre, qui évite les excès dans les aigus, tout comme Déborah Cachet, qui également lumineuse dans un registre de soprane s’allie à la première pour magnifier Haendel, jouant de leurs résonnances et d’une présence scénique indéniable. Sam Boden, qui a visiblement un peu abusé du soleil d’Hardelot se montre quant à lui un contre-ténor à la voix droite, évitant tout maniérisme et très approprié à ce type de répertoire.

Dans un parcours balisé, entrecoupant la suite de ces pièces vocales par deux sonates (la sonate en trio pour violons et hautbois HWV 404, joyeuse et enlevée, ainsi que la sonate en trio pour violons et clavecin HWV 390, plus conventionnelle) Jonathan Cohen emporte le public du château d’Hardelot par un concert aux accents colorés et un indéniable brio, faisant revivre un pan très brillant et construit de la musique anglaise. Un territoire plus connu, séduisant, mais dont nous pouvons regretter qu’il succombe quelque peu à la facilité et n’aille à l’exemple de Sébastien Daucé, s’aventurer dans les méandres de la capillarité existante entre les musiques des deux pays.

Un moment de grâce qui ravit son public et qui se prolongea dans la nuit tardant à tomber dans l’enceinte du château par un « after » dans lequel le public resté nombreux retrouve le Trio Musica Humana pour quelques pièces issues des airs populaires de la Renaissance et airs populaires français, comme une respiration, un plaisir de festival où musiques et artistes s’enchaînent et se rencontrent.

Les Lunaisiens ©CD62,2023

Trois jours de moissons, chansons paysannes du pays de France

Les Lunaisiens :
Arnaud Marzorati, baryton et narrateur
Claire-Ombeline Mulhmeyer : flûte à bec, sacqueboute, voix
Noé Bécaus : viole de gambe, voix
Pernelle Marzorati : harpe triple, voix

Déjà le dimanche se profile et avec lui la fin de ce premier week-end de festival (que Sébastien Mahieuxe, directeur artistique et par ailleurs directeur de la Ferme de Villefavard, développe sur deux week-end). Le temps d’un dernier concert, à l’ombre des arbres du parc du château, où les traitres chaises longues propices à la sieste pourraient bien nous ravir aux plaisirs des ouïes. C’est sans compter sur la présence charismatique d’Arnaud Marzorati, qui en sus d’une belle carrière de baryton (marquée notamment par des collaborations avec les Arts Florissants, les Talens Lyriques, ou encore le Concert Spirituel) a crée l’ensemble les Lunaisiens (il nous en parlait déjà lors de l’entretien qu’il nous avait accordé en 2010) avec lequel il explore quelques pans souvent marginaux de la musique ancienne ou baroque, nous emportant le temps d’une heure avec Trois jours de Moisons à la découverte des champs paysans de la France d’Ancien Régime. Une parenthèse champêtre, curieuse et musicale venant clore un premier week-end du Midsummer Festival d’Hardelot marqué, outre par la qualité des concerts, par la cohérence de la programmation et le charme du lieu. Hardelot, un lieu qui nous unit.

 

                                                                                   Pierre-Damien HOUVILLE

 

Étiquettes : , , , , , , , , Dernière modification: 31 août 2023
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