Rédigé par 1 h 24 min Concerts, Critiques

Cités des Rois (Les Traversées Baroques – Flâneries Musicales de Reims, 29 juin 2023)

© JB Delerue


Musique à la Cité des Rois,
Musique d’Amérique Latine

Anonyme
Dulce Jesus moi (procession)

Francisco Guerrero (1528-1599)
Duo Seraphim a 11

Juan De Araujo (1646-1712)
Toquen al arma
Silencio pasito

Anonyme
Salve regina a 11

Juan De Araujo,
Al sentido confuso
Magnificat
Morenita con gracias es Maria

Francisco Guerrero
Regina coeli

Anonyme de Cusco
Un monsieur y un estudiante

Blas Tardio de Guzman (actif dans les années 1740)
Salve Regina a 8

Tomas De Torrejon y Velasco (1644-1728)
Desvelado dueno moi

Anonyme de Cusco
A la fiesta del corpus

Diego De Salazar (1659-1709)
Salga el torillo

Francisco Correa de Arauxo (1584-1654)
Todo el mundo en general

Anne Magouët, soprano
Capucine Keller, soprano
Axelle Verner, mezzo-soprano
Vincent Bouchot, ténor

Les Traversées Baroques
Direction Etienne Meyer

Chapelle Saint-Joseph de Reims , dans le cadre des Flâneries Musicales de Reims, 29 juin 2023

Il y a un frémissement ; une palpable envie pour plusieurs ensembles d’aller explorer les contrées encore confidentielles du baroque sud-américain, à la fois prolongement et variations du Siglo de oro espagnol, un répertoire non pas inconnu, mais encore trop rarement donné. A Ambronay, en 2022, Alkymia (dirigé par Mariana Delgadillo Espinoza) nous avait emporté par-delà l’Atlantique pour quelques Sucreries émouvantes et enlevées composées sur l’altiplano bolivien, où résonnaient déjà les notes d’un certain Juan de Araujo (1646-1712). Avant cela, Jean-Christophe Frisch, ou encore Gabriel Garrido avaient également abondamment creusé ces sillons, avec passion et inspiration.

Comme un prolongement, les printanières Flâneries Musicales de Reims s’attachent elles-aussi pour leur édition 2023 à mettre ce répertoire à l’honneur, comme une promesse de joyeuse extase pour le public curieux qui osera s’aventurer dans ces contrées musicales. Et c’est l’ensemble Les Traversées Baroques, bien connu en ces pages (que l’on se souvienne notamment l’entretien que nous avait accordé en 2014 Judith Pacquier, sa co-directrice musicale) qui œuvre ce soir au sein de la chapelle Saint-Joseph, édifice d’un style néo-gothique assez caractéristique de la seconde moitié du dix-neuvième siècle, remarqué il y a peu pour sa création de vitraux contemporains dus à l’artiste Jean-Paul Agosti. L’occasion pour un soir de jeter un pont entre deux cités royales, celle du couronnement des rois de France et Lima, capitale péruvienne fondée le 6 janvier 1535, jour de l’Epiphanie et donc symboliquement surnommée « Cité des Rois ». L’analogie prêtera à sourire et amusera, les deux cités royales n’ayant pas entretenu de liens à cette époque. Si le rapprochement n’est que symbolique entre les deux villes distantes de quelques milliers de kilomètres, c’est bien la musique de Lima qui fait vibrer les voutes de la chapelle rémoise dès l’entame du concert, les musiciens des Traversées Baroques entrant en procession de chaque coté de la nef dans la majesté solennelle du Dulce Jesus Mio, œuvre anonyme marquée par une religiosité intériorisée caractéristique, influence aussi directe qu’indéniable de la musique sacré de la péninsule ibérique à cette période. Utilisant au-delà du chœur, les contre allées de la nef, les musiciens enveloppent une partie du public, créant tout au long du concert une proximité chaleureuse propice à un emportement des spectateurs à la fois dans les déplorations les plus exacerbées que dans les élans vitaux les plus rythmiques que peut recouvrir le baroque latino-américain de cette période.

© JB Delerue

Car après cette initiale procession, c’est au tour du Duo Seraphim à 11 de Francisco Guerrero (1528-1599) d’emplir la chapelle, dans un très beau double chœur à la vitalité tempérée et gracieuse dans lequel se remarquent déjà l’expressivité et la puissance posée de la soprane Capucine Keller et de la mezzo Axelle Verner (par ailleurs l’une des quatre Kapsber’Girls dont l’album Vous avez dit Brunettes nous avait séduit il y a de cela deux ans – Alpha), tout comme du cornet de Judith Pacquier, présent et donnant sa tonalité à l’ensemble, mais salutairement loin des colorations jazzy auxquelles cet instrument est trop souvent réduit. Francisco Guerrero, compositeur sévillan parmi les plus renommés de son époque, à la fois pour sa musique et pour ses écrits (auteur d’un Voyage à Jérusalem réputé, évoqué dans Le Voyage en Orient, le Banquet du Roy, Hortus, 2022) et dont la musique inspira au-delà d’un océan atlantique qu’il ne franchit jamais et que nous retrouvons un peu plus tard dans le programme pour l’exécution d’un Regina coeli tout aussi savoureux.

Si Francisco Guerrero ne vint jamais dans les colonies espagnoles d’Amérique du sud, ce n’est pas le cas de Juan De Araujo (1646-1712), compositeur emblématique du répertoire baroque de ces contrées, venu sur le continent sud-américain dès l’âge de quinze ans, à l’occasion d’une prise de fonctions de son père, nommé administrateur civil du Comte de Lemos, Vice-Roi du Pérou. Formé à la musique en grande partie dans ce pays et futur maître de chapelle de la cathédrale de Lima, Juan De Araujo nous lègue une musique tantôt intimiste ou pleine de ferveur, sachant passer de la déploration sacrificielle aux tonitruantes envolées festives, ancrant le baroque péruvien (ou bolivien, n’oublions pas qu’il exerça longtemps à Sucre où il décèdera) dans une tonalité qui lui est propre, permettant à cette musique de n’être pas une simple transfusion esthétique du baroque espagnol mais un véritable syncrétisme entre la tradition musicale ibérique et les rythmes andins. Une imbrication caractéristique que l’on retrouve à la fois dans la belle amplitude vocale déployée dans le Toquen al arma que dans les développements vocaux  très structurés du Silencio pasito de ce même compositeur qui après un Magnificat extatique saura nous emporter dans des airs dansants aux accents champêtres avec le Morenita con gracias es Maria, superbe chœur double dans lequel ressurgissent les qualités d’ensemble des Traversées Baroques, malgré une chapelle un peu trop offerte aux réverbérations phoniques.

Si le nom de Juan De Araujo est celui qui ressort le plus souvent quand on se penche sur le répertoire boliviano-péruvien baroque, en faire un phare rejetant dans la pénombre ses contemporains serait une erreur, nombre d’entre eux, dont le nom est ou non passé à la postérité, ayant démontré de grandes qualités de compositions. C’est notamment le cas de Tomas de Torrejon y Velasco (1644-1728), qui fit son apprentissage avec De Araujo et dont nous est donné à entendre ce soir la très belle supplication constituée par le Desvelado dueno mio, épurée musicalement, où la voix n’est soutenue que par une ligne musicale en renforçant la gravité, un moment suspendu éclatant de ferveur.

© JB Delerue

Tout aussi intéressante est la capacité de ce répertoire à s’approprier des formes musicales plus profanes, là aussi héritées dans leurs formes des traditions ibériques, à l’exemple de ces Villancico, chants populaires parfois réprouvés par l’Eglise espagnole et dont deux très beaux exemples nous sont donnés par un anonyme de Cusco gagnant à être connu, le très humoristique et tout au second degrés Un monsieur y un estudiante, dont le tambour souligne les origines populaires, et le festif A la fiesta del corpus de ce même anonyme cusquénien, aux accents aussi décontractés que festifs, révélant tout un pan populaire de ce répertoire assez exaltant.

Tout comme ils l’avaient initié avec la procession initiale, les musiciens des Traversées Baroques, emportés par la direction à la fois précise et décontractée de Etienne Meyer, jouent avec l’espace, changeant de positionnement au gré des morceaux afin d’offrir un son conservant le relief nécessaire malgré un effectif assez élevé (un peu plus d’une quinzaine de musiciens au total), se permettant dans ce programme riche en double (et parfois triple) chœur quelques audaces, comme une nouvelle fois ce positionnement tout autour du public pour un final Todo el mundo en general de Francisco Correa de Arauxo, où les voix, notamment féminines s’entrelacent et se répondent dans une composition à la fois savante et légère terminant d’emporter le public.

Car c’est bien le public qui fut souverain en cette cité des rois et si les applaudissements d’entrée de scène furent un peu convenus, ce fut aussi l’un des plaisirs de la soirée que de ressentir ce dernier charmé et conquis au fil des morceaux, pour finalement chaleureusement remercier les interprètes, preuve si besoin était que la renaissance du répertoire baroque sud-américain a encore de beaux jours devant elle.

 

                                                                                   Pierre-Damien HOUVILLE

 

 

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