Rédigé par 13 h 09 min Concerts, Critiques

Desmarest… mais pas terminé (Desmarest & Campra, Iphigénie en Tauride – Théâtre des Champs Elysées, 9 janvier 2024)

“Aimons-tous, laissons-nous charmer,
Sans le plaisir de s’enflammer,
Quel autre bien peut être aimable ?
C’est le flambeau des cieux qui fait naître le jour ;
Mais c’est le flambeau de l’Amour
Qui peut nous le rendre agréable.”
(extrait du Prologue)

Hervé Niquet (et Véronique Gens © Cyprien Tollet / Théâtre des Champs-Elysées

Henry Desmarest & André Campra
Iphigénie en Tauride
Tragédie en musique en un prologue et cinq actes
sur un livret de Joseph-François Duché de Vancy & d’Antoine Danchet (1704)

Véronique Gens : Iphigénie
Reinoud Van Mechelen : Pylade
Thomas Dolié : Oreste
Olivia Doray : Electre
Floriane Hasler : Diane
David Witczak : Thoas

Tomislav Lavoie : L’Ordonnateur / L’Océan
Antonin Rondepierre : Un habitant de Délos / Triton / Le Grand Sacrificateur
Jehanne Amzal, Isménide : première habitante de Délos, première Nymphe, première Prêtresse
Marine Lafdal-Franc : deuxième habitante de Délos, deuxième Nymphe, deuxième Prêtresse

Orchestres et Chœur Le Concert Spirituel,
Hervé Niquet, Direction

Version de concert, Théâtre des Champs-Elysées, Paris, mardi 9 janvier 2024

Une Iphigénie composée à quatre mains ? C’est du moins ce que laisse penser le programme de cette tragédie lyrique, exhumée par Hervé Niquet et son Concert Spirituel et récrée ce soir en version de concert, préambule à un futur enregistrement pour le label Alpha Classics. Les œuvres composées de concert entre deux compositeurs ne sont pas légions, et contrairement aux apparences, celle-ci ne relève pas de cette curiosité. Signée de Henry Desmarest (1661-1741) et André Campra (1660-1744), cette Iphigénie en Tauride tire sa curiosité du contexte de sa création, pour le moins mouvementée. Initiée par Henry Desmarest en 1695 sur la trame mythologique héritée de la pièce d’Euripide (414 avant Jésus-Christ), elle insère dans l’opéra un mythe promis à un avenir fécond, soixante-quinze ans avant la célèbre version de Gluck (qui date de 1779) et dont s’inspirent pour des opéras éponymes notamment Tommaso Traetta (1763), Gian Francesco de Majo (1764), Baldassare Galuppi (1768), Niccolo Jommelli (1771) ou Niccollo Piccinni (1781, à Paris), le regain d’intérêt pour ce mythe dans la seconde moitié du dix-huitième siècle étant à corréler avec le succès de la tragédie écrite pour la Comédie Française par Claude Guimond de la Touche en 1757 et l’œuvre de Goethe, cette fois en prose, en 1779.

Le Concert Spirituel dirigé par Hervé Niquet © Cyprien Tollet / Théâtre des Champs-Elysées

Une ébauche d’Henry Desmarest, et même un peu plus que cela, le compositeur, rappelons-le, étant en cette toute fin de Grand Siècle l’un des plus en vue de la cour de Louis XIV, qui se heurta aux affres de la destinée contrariée de son auteur, qui dû s’exiler après le décès de sa première épouse (en 1696), alors que sa liaison interdite avec la jeune noble Marie-Marguerite de Saint-Gobert, âgée de dix-neuf ans, entraînait les foudres du père, médecin personnel de Gaston d’Orléans. Condamné par contumace à la pendaison en 1700 Henry Desmarest dû se résigner à l’exil en compagnie de sa jeune épouse, en Belgique, en Espagne puis longuement à la cour du Duc de Lorraine.

Ainsi en est-il des disgrâces provoquées par les élans du cœur… La partition, largement ébauchée (Henry Desmarest a écrit la plus grande partie des quatre premiers actes, et initié le cinquième) est confiée par le compositeur à André Campra. Ce dernier acheva l’œuvre (outre quelques airs laissés en plan par Desmarest, nous lui devons la plus grande partie du cinquième acte, ainsi que l’intégralité du Prologue et l’ouverture) et profita de la gestion calamiteuse de l’Académie Royale de Musique par Jean-Nicolas de Francine pour faire accepter une œuvre novatrice dans son sujet et initiée par un compositeur de renom, fût-il devenu paria. Iphigénie en Tauride est donc crée en mai 1704 avec Julie d’Aubigny dans le rôle de Diane…plus connue sous le nom de Mademoiselle de Maupin, et plus tard immortalisée sous la plume de Théophile Gautier (1836).

Hervé Niquet, dont l’attrait pour les œuvres délaissées du répertoire n’est plus à souligner, recrée donc en collaboration avec le Centre de Musique Baroque de Versailles, une tragédie qui, si elle fut un classique du XVIIIè siècle (on compte au moins une douzaine de reprises à travers l’Europe), sombra ensuite dans l’oubli durant plus de deux siècles. Habitué des figures de femmes déterminées, au courage transcendant les vicissitudes de l’existence, il donna en mars dernier une très belle représentation de la Médée de Charpentier et convoque pour cette Iphigénie en Tauride en partie le même plateau, Véronique Gens, Thomas Dolié, David Witczak, Floriane Hasler, Jehanne Amzal ou encore Marine Lafdal-Franc intégrant les deux distributions.

Iphigénie, sauvée des noirs desseins de son père Agamemnon par Artemis[1] mais non exempte de la malédiction des Atrides, se retrouve prêtresse en Tauride (péninsule de Crimée), possiblement à Pandicapée (actuelle Kertch) qui possède les ruines d’un sanctuaire dédiée à Artémis. Sous le joug de Thoas, roi mythique des Scythes ayant promulgué que tout voyageur étranger soit immolé sur l’autel d’Artémis, Iphigénie voit débarquer sur ces rivages une troupe de guerriers grecs de Delos conduits par Oreste son frère, et Pylade, cousin d’Oreste par sa mère (Anaxibie, sœur d’Agamemnon). Le livret, rédigé par le dramaturge Joseph-François Duché, collaborateur à plusieurs reprises de Desmarest (Les Fêtes Galantes, Les Amours de Momus, Téagène et Chariclée), mais aussi d’Elisabeth Jacquet de La Guerre (Céphale et Pocris), et complété après la défection de Desmarest par Antoine Danchet, collaborateur régulier de Campra (Hésione, Tancrède, Idoménée, Les Festes Vénitiennes ou encore Achille et Déidamie) fait dans le prologue une habile liaison entre la première partie du mythe d’Iphigénie, en Aulide, et cette seconde partie, rappelant le rôle essentiel de Diane / Artémis pour sauver Iphigénie de son destin sacrificiel, rappel d’autant plus nécessaire que l’Iphinégie de Racine (1674) était encore en mémoire. Un prologue composé par Campra dans lequel ce dernier, après une ouverture marquée par un entrain certain mais classique où prédominent violons et autres instruments à cordes, démontre son art des chœurs, mélodieux et néanmoins puissants, caractéristique que l’on retrouve à plusieurs reprises dans l’œuvre, notamment dans l’acte final, lui aussi essentiellement composé par André Campra.

Côté plateau vocal, Véronique Gens campe une Iphigénie combative, incarnée et affirmée dès les premières scènes remémorant les premiers épisodes du mythe, puis soudainement plus hésitante et perturbée, quand elle comprend les sombres projets de Thoas, qui la veut sienne en échange de la vie de son frère et de Pylade. Figure de la femme déterminée, Véronique Gens s’impose sans difficulté dans le rôle même si l’on pourra souligner que la structure de l’œuvre, faisant quasiment disparaître Iphigénie après l’acte I pour ne la retrouver que dans les actes IV et V ne lui permette pas d’interpréter un rôle à la dramaturgie aussi forte que Médée, où aussi central que dans les œuvres de Gluck sur le même sujet, et cela malgré les très beaux dialogues Iphigénie / Oreste de la dernière partie de l’œuvre (Acte IV, Scène 2, Je ne puis vous cacher mes pleurs, Sensible à vos cruels malheurs, et Acte V, Scène 1, Terminons d’inutiles plaintes, et donnons tous soins à de plus justes craintes).

C’est Thomas Dolié dans le rôle d’Oreste, qui hérite donc de l’un des rôles centraux de l’argument, imposant un charisme et une présence vocale saisissante, apte à nous faire ressentir, moins la complexité du personnage, que la complexité d’un héritage familial, d’une destinée marquée par les meurtres, trahisons et où la conduite individuelle n’est que le reflet de tractations divines auxquelles il semble échapper. Notons que le livret concernant Oreste n’insiste pas sur la folie du personnage, au contraire de nombre d’œuvres classiques. En contrepoint, Reinoud Van Mechelen, de sa superbe voix de haute-contre, incarne un Pylade plus fragile, plus réservé, véritablement secondaire dans les quelques scènes qui lui sont dévolues. Un rôle peu étoffé qui n’empêche pas Reinoud Van Mechelen de procurer à son personnage une humanité très palpable, notamment dans quelques aigus saisissants d’émotion.

Si le manque de rôle principal imposant véritablement l’un des personnages (exception faite d’Oreste) est la principale réserve que l’on peut émettre sur une œuvre par ailleurs de très haute tenue, aspect sans doute pas étranger à la disgrâce de l’œuvre au fil du temps, détrônée par des œuvres à la dramaturgie moins éparpillée, on se plaira à souligner dans le plateau offert par Le Concert Spirituel  quelques rôles secondaires portés par des voix à la personnalité tout à fait exaltante,  que ce soit David Witzack, dont la voix posée de baryton et l’élocution claire sont une fois de plus à souligner, de même que la gracile présence et la limpidité vocale légèrement évanescente de Floriane Hasler qui dans le rôle de Diane marque chacune de ses interventions d’une présence remarquée, comme une suspension scandant le déroulé de la tragédie. Si Tomislav Lavoie peine dans le prologue à s’imposer, capant un Ordonnateur un peu terne, c’est plus affirmé et plus charismatique qu’il revient en cours de représentation, dans le rôle de l’Océan (Acte III, Scène 6) qui avec la Scène 5 marque un intermède dédié aux créatures marines, moins utile à la progression de l’intrigue que laissant à la mise en scène l’occasion de quelques effets distrayant le public. Olivia Doray, en Electre, séduit dans un rôle ambigu,

Si Jehanne Amzal en Isménide et Marine Lafdal-Franc imposent une présence réjouissante complétant une distribution d’une belle homogénéité et d’une très haute tenue, nous nous devons de particulièrement souligner la beauté d’incarnation de la voix de ténor du jeune Antonin Rondepierre (Triton, le Grand Sacrificateur), qui après été un fort convainquant Télémaque à Ambronay (Télémaque et Calypso, de Destouches) marque le public du Théatre des Champs Elysées de sa présence, voix claire et posée, diction parfaite, faisant de ses (quelques) interventions, des moments marquants de la représentation.

Au-delà de cette riche palette de personnages forts aux destins contrariés, qui portent chacun un aspect de la tragédie, la partition de Desmarest / Campra fait la part belle à la fois aux chœurs, aux danses, relativement nombreuses. Hervé Niquet conduit sa phalange avec un allant maîtrisé, une fougue peut-être plus tempérée qu’à son habitude, conservant une maîtrise rythmique appréciée, rendant cette Iphigénie en Tauride perpétuellement stimulante. Une tragédie lyrique à la française, très structurée dans sa composition, et à laquelle le Concert Spirituel redonne éclat, dévoilant les liens féconds entre la musique française et le mythe d’Iphigénie.

                                                                       Pierre-Damien HOUVILLE

[1] La représentation de l’Iphigénie en Aulide de Gluck par Julien Chauvin et Le Concert de la Loge en octobre 2022 (où nous retrouvions dans la distribution David Witczak, Jehanne Amzal et Marine Lafdal-Franc) avait été pour nous l’occasion de faire un petit point sur le mythe et sa géographie.

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