Rédigé par 18 h 15 min Concerts, Critiques, Non classé

Emois Croisés (Haendel, Rinaldo, Les Accents, Noally – Théâtre des Champs Elysées, 2 février 2024)

 

Nicolas poussin, Renand et Armide, huile sur toile (1619), Dulwich Pictures Gallery, Londres – Source : Wikimedia Commons

Rinaldo,
Georg Friedrich Haendel,
Opera en trois actes, HWV 7b (1713)
Livret de Aaron Hill d’après La Jérusalem Délivrée, traduit en italien par Giacomo Rossi.

Carlo Vistoli, Rinaldo,
Emoke Barath, Armida, Sirène,
Chiara Skerath, Almirena, Donna, Sirène,
Lucille Richardot, Goffredo,
Anthea Pichanick, Eustazio, Mago Cristiano,
Victor Sicard, Argante,

Ensemble les Accents,
Direction Thibault Noally

 Théâtre des Champs Elysées, Vendredi 2 février 2024.

Rinaldo est un opéra de Haendel qui a le charme des villes de l’Orient. De Nicée à Alexandrie en passant par Halicarnasse et Jérusalem, celles-ci polissent leur charme minéral et intemporel du réemploi de leurs plus belles pierres, tirant leur actuelle splendeur de leur beauté défunte. Le natif de Halle, qui jamais n’entrepris le voyage au Levant, semble à vingt-cinq ans avoir appréhendé cette donnée essentielle, parsemant son œuvre de multiples emprunts ou réarrangements issus de compositions antérieures, les parant d’atouts charmants pour mieux nous séduire.   Le compositeur ciselle son joyau comme on retaille un diamant, extirpant l’inoubliable Lascia ch’io pianga (Acte II, scène 4) d’un oratorio de sa période romaine Il trionfo del Tempo, dont le thème en sarabande se décèle déjà dans Almira, premier opéra du musicien. Dès lors Rinaldo peut s’écouter avec la taquine recherche des thèmes repris à la encore jeune mais déjà fort féconde carrière de Georg Friedrich Haendel. Son chant des Sirènes (Acte II, scène 3), envoutant nos oreilles, s’entend déjà dans la cantate Aminta e Fillide, de même que le premier aria d’Argante Sibillar gli angui d’Aletto (Acte I, scène 3), habile variation sur une cantate antérieure, Aci, Galatea et Polifemo

Devons-nous tenir rigueur à Haendel de ces inspirations, qui peuvent aussi s’entendre comme une capacité certaine à transfigurer sa propre musique, un art de reprendre le ciseau pour sans cesse préciser, dans une quête éperdue de perfection ? Assurément non, surtout quand la lecture complète du livret, très librement et osons le dire, très lointainement inspiré de La Jérusalem Délivrée du Tasse, s’avère aussi fertile que le désert du Néguev, tentant de contrecarrer la mièvrerie de l’histoire d’amour par des surgissements aussi impromptus que répétitifs de la magie et autres enchantements surnaturels. Si ces rivalités amoureuses sur fond de croisade ne lassent guère, et même enchantent, il ne faut pas en rechercher la raison dans un talent de narrateur digne d’un René Grousset, mais bien dans la magistrale musique d’un Haendel encore jeune, non encore au faîte de sa renommée, mais déjà en pleine possession d’un art de la composition lui permettant de ravir son public par le déploiement d’un festival d’arias les plus variés, éblouissant de prouesses vocales, de défis rythmiques et d’exacerbation des sentiments les plus profonds. De quoi faire oublier les rebondissements souvent prévisibles de son librettiste, Aaron Hill, qui eu pourtant la particularité notable d’avoir lui voyagé très jeune en Orient, Jérusalem, où se situe l’œuvre, mais aussi La Mecque et Le Caire.

Chiara Skerath © Capucine de Chocqueuse

Une œuvre devenue un classique, propice aux airs de récitals, dont la réussite d’une représentation repose avant tout sur la qualité de la distribution. Et avouons qu’à ce jeu, Thibault Noally s’est ce soir fort bien entouré, composant un plateau marqué par une belle homogénéité. Chiara Skerath, nubile Almirena séduit d’une belle présence scénique et d’une voix aux accents enfantins, au timbre moelleux et à la diction souple, parfaite dans l’enlevé Combatti da forte (Acte I, scène 1) et qui délivrera par la suite un aussi émouvant que sincère et douloureux Lascia ch’io pianga (Acte II, scène 4), où, attendue, elle convainc et se couvre d’applaudissements à l’expiration du dernier soupir. Gracile et enjouée, la jeune soprane s’élève en haut de la distribution de la soirée. Dans le rôle de Goffredo, stratège de la croisade ayant promis la main de sa fille Almirena à Rinaldo si ce dernier faisait tomber les murs de Jérusalem, Lucile Richardot impose une présence charismatique et une voix au timbre pénétrant, magnifiant les principaux airs du rôle, de l’initial Sovra balze scoscesi e pungenti (Acte I, scène I) à l’incontournable Mio cor che mi sai dir (Acte II, scène 3), captivant et tendu (Mon cœur, me dis-tu ? ou vaincre ou mourir…), resserrant l’action au moment où celle-ci s’étiole, avec une force dramatique contribuant à faire de cet air l’un des grands moment de tension de la soirée. Victor Sicard endosse le rôle d’Argante, roi aux abois de Jérusalem, avec la gravité qui sied au rôle, insufflant le plus souvent profondeur et solennité à ses interventions, notamment dans le piégeux Sibilar gli angui d’aletto (Acte I, scène 3). Et si Anthéa Pichanick enchante dans les airs, finalement pas si étoffés, qui lui sont dévolus, campant un Eustazio empreint de loyauté et déployant une belle palette de sentiments lui permettant de s’imposer dans l’action, c’est Emoke Barath qui semble ce soir un peu en retrait, souffrant d’un livret ne la faisant intervenir intensément qu’à partir du deuxième acte, et si ses yeux de glace pétrifient autant que ces aigus, son premier air, Furie Terribile (Acte I, scène 5) arrive de manière un peu artificielle, souffrant dans cette version de concert, du manque des effets de mise en scène pour lesquels il fut initialement composé. C’est en fin de partition, dans le Ah Crudel (Acte II, scène 8) qu’elle emporte le public, tant par la clarté et la puissance de sa voix, que par l’épure de son interprétation, évitant tout affect superflu.

Une distribution de très belle tenue, dominée par un Carlo Vistoli aérien et très à l’aise, jouant de son aisance sur scène pour incarner un Rinaldo convainquant, conjuguant fougue chevaleresque et émois amoureux de sa jeunesse, souple et très belcantiste dans ses vocalises, techniquement habile dans les nombreux sauts de hauteur de chant imposés par la partition haendélienne. Un Rinaldo dont la bravoure se mesure plus au chant qu’à l’épée, touchant et émouvant dans le Cara Sposa (Acte 1, scène 7), où d’abord touché, fragile (Chère amie, chère amante, où est-tu ? Reviens à mon appel suppliant) succède un regain de fierté, d’honneur et de morgue (avec le flambeau de mon dédain, je vous défie, ô roi des esprits). Posé dans ses intonations, Carlo Vistoli offre à un public visiblement conquis un Or la tromba (Acte III, scène 9) fort bien rythmé, où sa diction légèrement saccadée alterne avec les trompettes, pour un quasi duo s’avérant un grand air de plus dans une œuvre qui n’en est pas avare.

Car Haendel avec son Rinaldo a bien pour ambition de conquérir Londres et d’y imposer un style italien qu’il est allé forger durant quasiment quatre ans au cœur de la péninsule, passant par Florence (où il rencontre Alessandro Scarlatti), avant de s’établir à Rome, d’où il s’échappe parfois pour de formateurs séjours à Naples ou Venise, rencontrant au cours de ses voyages d’autres figures incontournables de la musique italienne (Caldara ou Corelli notamment). Arrivant à Londres juste après cet épisode italien, Haendel y déploie avec Rinaldo une musique propice à quelques effets fastueux, tant vocaux que de mise en scène, les premières représentations de l’œuvre (où le napolitain Nicolo Grimaldi tient le rôle-titre et entame avec Haendel une fructueuse collaboration dans l’opéra séria) étant l’occasion d’effets grandiloquents de pyrotechnie (la présence du surnaturel dans le livret y invite comme autant d’œillades) et même de lâché d’oiseaux au moment de l’évocation des oiselets à la flûte et au hautbois (Acte I, scène 6).

Carlo Vistoli © carlovistoli.com

Face à une partition qui pourrait inviter à une grandiloquence un peu tapageuse, on saluera la volonté de Thibault Noally et de son ensemble Les Accents, de privilégier la sobriété, présentant une œuvre perpétuellement mise sous le signe de la tempérance et de la rigueur technique, tout en conservant un effectif conséquent (une trentaine de musiciens, dont les deux trompettes mentionnées dans les effectifs d’origine), mettant en avant son plateau vocal sans ingérence dans les chants. Alors, certes, par moment tout cela paraît un peu sage et nous n’aurions pas été contre un peu plus de fantaisie dans l’exécution, par exemple en fin d’œuvre, notamment dans le Or la tromba, rigoureusement interprété mais qui se serait prêté avec délice à un peu plus d’exubérance, dans ce que la musique baroque sait avoir de joyeux tapage un peu ironique. Au risque d’essentialiser notre propos, mentionnons que parfois l’orchestre aurait gagné à montrer un Haendel un peu plus italien, ou un peu moins anglais.

Une représentation du Rinaldo de Haendel à suivre donc essentiellement pour la très haute tenue de son plateau vocal, composé d’une alliance pertinente des certaines des plus sensibles voix du répertoire baroque actuel, qui seront à écouter ou récouter le 24 février prochain, France Musique diffusant l’intégralité d’une représentation qui fut très chaleureusement applaudie.

 

                                                                                   Pierre-Damien HOUVILLE

Étiquettes : , , , , , , , , , , Dernière modification: 12 février 2024
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