Rédigé par 10 h 47 min CDs & DVDs, Critiques, Non classé

Sanglots longs (Galanterie, l’automne de la viole de gambe, Lislevand – Arcana)

Carl Friedrich Abel
Allegro en ré majeur A 18 pour viole de gambe seule

Carl Philipp Emanuel Bach
Sonate en do majeur Wq 136 pour viole de gambe et basse continue
Rondo II en domineur Wq59 pour pianoforte

Carl Friedrich Abel
Sonate en la mineur B93 pour pour viole de gambe et basse continue

Georg Philipp Telemann
Fantaisie XI en ré mineur TWV 40:36

Jean-Sébastien Bach
Trio en la majeur BWV 1025 (extrait)

Carl Friedrich Abel
Andante en ré majeur A 10 pour viole de gambe seule

André Lislevand, viole de gambe
Jadran Duncomb, théorbe
Emil Duncomb, pianoforte

1 CD Digipack Ricercar / Outhere, 2023, 61’44 

« Galanterie » nous dit le titre de ce disque, titre on ne peut plus trompeur. On s’imagine un monde mignard, empli de rires cristallins, de jetons de tric-trac, de cette vacuité élégante du Siècle des Lumières finissant. Heureusement, il y a un sous-titre, « l’automne de la viole de gambe ». Et ce dernier est plus pertinent. Car après une première incursion remarquée chez Forqueray « unchained » (Arcana), André Lislevand met son libre archet au service d’un répertoire qui éclate de ses derniers feux, à une époque où  l’instrument devient minoritaire, presque anecdotique, et où son cousin de la famille des violons a irrémédiablement triomphé. L’époque est à l’Empfindsamkeit, il veut de la brillance simple, de la clarté pure, de la virtuosité évidente. Les doubles cordes mélancoliques de la viole, sa voix qui nous rappelle immédiatement ses origines lointaines du XVème siècle, sont devenus dépassées. Vraiment ? Car en ce milieu de siècle qui cherche le naturel et la sensibilité, la raison et le sentiment, les Voix Humaines ont encore leur mot à dire. La force d’André Lislevand, c’est de conjuguer le meilleurs des deux mondes : la noblesse nostalgique et l’énergie enivrante, le timbre délicieusement suranné et la modernité du discours.

Charles Medlam avait livré l’intégrale des 3 sonates pour violes de gambe de CPE Bach (Harmonia Mundi). Il avait privilégié un continuo au clavecin (comme le compositeur le destinait explicitement, laissant une alternative ouverte pour basse continue), et son langage plus apaisé et classique dessinait des œuvres originales et veloutées. Ici, après un Allegro d’Abel, vaporeux à souhait sert de Prélude, presque bacchien, monde flottant, contours poétiques, ligne effleurée, mais avec la fermeté sensuelle d’un peseur d’étoffes, Lislevand dévale la Wq 136 avec une boulimie moirée, s’offre des accélérations que le pianoforte très présent d’Emil Duncomb (capté trop près) renforce. Ca pulse, ça roule, avec un panache enjoué et décomplexé, le phrasé et les articulations sont splendides, et très éloquentes et démonstratives, l’archet se donne et se reprend, souffle, respire, repart, se perd dans des méandres suggestifs comme dans ce généreux Allegretto.

Les ornements sont là, effleurés avec le talent cursif du musicien consommé, presque jetés « en passant » avec une jouissive moquerie. Indéniablement, c’est un très beau moment, à l’équilibre spontané, d’un optimiste fier, d’un tempérament joueur. On avouera qu’à côté de cela, les œuvres d’Abel nous ont moins convaincu, sans doute par leur plénitude plus convenue, et par un vocabulaire proche du violoncelle, qui finalement n’use de la viole que pour varier le timbre, et pas vraiment pour ses possibilités interprétatives. Ces mouvements coulants, élégants, conversationnels, ont ainsi du mal à rivaliser avec l’inventivité et l’originalité de CPE Bach… et du Père. On a laissé le Trio BWV 1025 de côté. En effet, cet arrangement d’un arrangement est ambigu : la suite en La majeur dont l’extrait présenté est tiré offre une paternité controversé. Il s’agit en fait d’un arrangement que Bach a fait pour violon et clavecin de la très noble Suite SC 47 pour luth de Weiss, et ce n’est que justice que de voir re-intégrer cette œuvre retranscrite dans une tessiture plus grave pour viole et thérobe avec le doigté agile et délié de Jadran Duncomb (au théorbe), même si notre préférence personnelle va à la version originelle de Weiss, encore plus rêveuse et poétique.

Voilà donc un enregistrement très évocateur, ciblant un répertoire qui serait presque un oxymore, et qui recèle dans ses galanteries une perle absolue : la sonate de CPE Bach.

 

Viet-Linh Nguyen

 

Technique : enregistrement intime et aux timbres très bien rendus, pianoforte un peu fort (mais cela reflète peut-être le réel équilibre sonore)

Dernière modification: 28 septembre 2023
Fermer