Rédigé par 10 h 26 min CDs & DVDs, Critiques

Mutations ibériques (Miércoles de Tinieblas, Ensemble Semura Sonora – Seulétoile)

Miércoles de Tinieblas,
Musique pour le soir du Mercredi Saint de la cathédrale de Zamora,

Juan Garcia de Salazar (1639-1710),
Incipit lamentatio. Reconstruite par Alejandro Luis Iglesias,

Alonso Tomé Cobaleda (1683-1731)
Vau. Et egressus est. Lamentacion segunda del miécoles a solo (1726),
Iod. Manum suam misit hostisL Lamentacion tercera del miécoles a solo (1724),
Christus factus est pro nobis. Motete a 4 (1711),

Miserere mei Deus (1723),
I Misere mei, a 8,
II Et Secundum (plain chant),
III Amplius lave me, a duo
IV Quoniam iniquitatem meam ego cognosco (plain-chant),
V Tibi soli peccavi, a 8,
VI Ecce enim in iniquitatibus (plain-chant),
VII Ecce enim veritatem, a 6,
VIII Asperges me (plain-chant),
IX Auditui meo, a solo,
X Averte faciem tuam (plain-chant),
XI Cor mundum, a 4,
XII Ne projicias me (plain-chant),
XIII Redde mihi, a 6,
XIV Docebo iniquos vias tuas (plain-chant),
XV Libera me, a 8,
XVI Domine, labia mea aperies (plain-chant),
XVII Quoniam, a 4
XVIII sacrificium Deo spiritus contribulatus (plain-chant),
XIX Benigne fac, a 8,
XX Tunc acceptabis (plain-chant)

Lina Marcela Lopez Sanchez, Laura Martinez Boj, Brenda Sara Mau, sopranos
Gabriel Diza Cuesta, Hugo Bolivar Abadias, altos
Ferran Mitjans Campmany, Andres Miravete Fernandez, ténors
Francisco Javier Jimenez Cuevas, basses

Tiago Simas Freire, cornet à bouquin
 Clara Espinosa Encinas, hautbois et chalemie
Bernat Gili Diza, doulciane tenor 
Marta Calco Fuentes, doulciane basse
Clara Pouvreau, violoncelle
Manuel Vilas Rodriguez, harpe ibérique

Ensemble Semura Sonora
Lucien Julien-Laferrière, direction

1 CD digipack, Seulétoile, 2023, 51 minutes’

Zamora ! Pour les mélomanes une évocation du premier opéra de Charles Gounod (Le Tribut de Zamora, 1881, crée à l’opéra Garnier), qui reprend à cette occasion un livret d’Adolphe d’Ennery refusé précédemment par Guiseppe Verdi, et pour les plus lusophiles le souvenir du Traité de Zamora (1143) par lequel Alphonse VII reconnaît l’indépendance du Portugal, acte fondateur de la reconnaissance nationale et de la dynastie de Bourgogne. Les admirateurs du Cid, ceux de la pièce de Corneille (1637) ou de la chanson de geste originale (El Cantar del Mio Cid, jonction du XIIème et du XIIIème siècle) constateront que certains épisodes des campagnes de Reconquista menées par Rodrigo Diaz de Vivar (XIème siècle) se déroulent sous les remparts de la cité. Mais la cité des rives du Duero ne devait plus tenir de rôles majeurs dans l’Histoire ibérique après la période médiévale, conservant de celle-ci un fastueux patrimoine architectural dominé par sa cathédrale romane (XIIème -XVème siècle) avec voûtes en berceaux et une culture locale intense au sein de laquelle les festivités de la Semaine Sainte constituent encore de nos jours un marqueur identitaire de premier plan.

C’est justement aux festivités de la Semaine Sainte au sein de la cathédrale de Zamora que s’intéresse le jeune ensemble Semura Sonora (fondé en 2019), dirigé par Lucien Julien-Laferrière, corniste de formation et dont on peut souligner au passage la parenté avec d’autres musiciens talentueux, en particulier la violoniste Alice Julien-Laferrière. Exhumant des archives de la cathédrale les partitions des maîtres de chapelle Juan Garcia de Salazar (1639-1710) et Alonso de Cobaleda (1683-1731), les musiciens proposent un premier enregistrement mondial de leurs œuvres, contribuant à orienter le regard vers une musique baroque espagnole qui apparaît heureusement de moins en moins délaissée ces dernières années, et réserve de multiples découvertes.

Deux compositeurs, qui à eux deux couvrirent plus de soixante ans de musique au sein de la cathédrale de Zamora, offrant une stabilité permettant aux musiciens d’inscrire dans leurs compositions les mutations de leur époque et notamment les influences musicales italiennes qui au tout début du XVIIIe siècle irriguent la péninsule ibérique. Un duo, une relation maître-élève et une histoire de transmission dans laquelle il ne faudrait oublier, équilibre de la trinité oblige, le rôle joué par l’organiste Antonio de la Cruz Brocarte, plus jeune que Juan Garcia de Salazar et plus âgé que Alonso de Cobaleda et qui officiant avec les deux fut en outre l’auteur d’un important volume théorique, la Médula de la Musica teorica (1707).

Honneur donc à l’aîné de nos deux maîtres de chapelle avec en ouverture de cet enregistrement ces lamentations à huit voix caractéristiques du classicisme du motet espagnol. Cette lamentation à double chœur permet aux artistes de faire valoir un accompagnement musical discret et épuré où les voix sont soutenues le plus souvent par l’opportune présence d’un cornet à bouquin très expressif. Au passage, on note avec intérêt que la liturgie espagnole, dans un contexte d’austérité post-tridentine, réserve la forme polychorale uniquement à la première des trois lamentations journalières. Semura Sonora se plaît à alterner les passages en solo ou en duo de chœur avec fluidité et naturel, révélant les premières marques d’une évolution vers une forme plus moderne de composition, marquant ainsi la transition avec son élève.

Traditionnellement les deuxième et troisième lamentations de la journée devaient être réservées au plain-chant ou à des voix solistes avec accompagnement musical plus étoffé. C’est du moins dans cette direction que s’orientent les compositions de Alonso Tomé Cobaleda constituant l’essentiel des plages de cet enregistrement. Ces lamentations, données en miroir de celles de Salazar marquent une indéniable évolution stylistique : ici les musiciens, plus démonstratifs, plus modernes, dépeignent une Lamentacion segunda del miécoles a solo à la forme solistique, soulignent l’influence du style italien, mettant en valeur Lina Marcela Lopez Sanchez dans cette ligne plus mélodique, placée plus en avant, avec un accompagnement de cordes assurant le continuo complice mais discret. Fluide, coulante, posée et sans maniérisme la voix de la soprane enchante.

Avec Alonso Tomé Cobaleda l’évolution stylistique est encore plus marquée sur la Lamentacion tercera del miércolesa solo, cette fois dévolue à la voix d’alto de Gabriel Diza Cuesta, aux intonations subtiles et claires, sur une partition où la voix, le plus souvent associée au cornet s’avère presque entraînante, contribuant à faire de cette lamentation une œuvre très originale.

Après un motet à quatre voix Christus factus est pro nobis, antérieur d’une dizaine d’années aux deux lamentations de Cobaleda et marqué par un plus grand classicisme, il nous est donné d’entendre un Miserere contemporain de ses deux lamentations (1723) et dans lequel s’exprime une certaine quintessence du style de son auteur. Participant d’une période dans laquelle le Miserere des ténèbres acquérait un indéniable engouement populaire, permettant aux fidèles de communier une ferveur religieuse tournée vers plus d’expressivité, celui-ci s’évère un bel exemple d’œuvre polychorale nécessitant des effectifs plus conséquents et ouvert à plus de diversité des formes musicales. Alternant passages à plusieurs voix, plain-chant et parfois solo ou duo, ce Miserere s’avère foisonnant, particulièrement émouvant dans le chœur masculin du Miserere mei (à 8) ou dans le chœur mixte constitué par le Ecce enim veritatem, aux entremêlements extatiques admirablement rendus. 

Voici une véritable plongée dans une période de transition majeure du baroque espagnol.

 

                                                                       Pierre-Damien HOUVILLE

Technique : enregistrement clair, manquant un peu de relief, notamment sur les parties chorales.

Étiquettes : , , , , Dernière modification: 28 septembre 2023
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