Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Christ lag in Todes Banden BWV 4
Nach dir, Herr, verlanget mich BWV 150
Gottes Zeit ist die allerbeste Zeit BWV 106 (Actus tragicus)
Johann Kuhnau (1660-1722)
Christ lag in Todesbanden
Johann Sebastian Bach
Choral « Christ lag in Todes Banden »
Choral « Ach Herr, mich armen Sünder » BWV 742
Choral « Jesu, meines Lebens Leben » BWV 1107
Miriam Allan*, Violaine Le Chenadec : sopranos
Maarten Engeltjes*, Nicolas Kuntzelmann : contre-ténors
Thomas Hobbs*, Benoît Rameau : ténors
Edward Grint*, Anicet Castel : basses
Les Arts Florissants
Direction Paul Agnew
1 CD digipack Harmonia Mundi, 2024, 73′ (l’astérisque [*] désigne les solistes).
Paul Agnew nous l’avait confié, à Ambronay, lorsque nous entendîmes ce beau programme en concert : derrière la stature du Cantor respectable à perruques, ce Commandeur marmoréen, on a oublié Bach le jeune homme, lepas commode, le fugueur qui partait écouter Buxtehude à Lübeck bien au-delà de son congé, qui s’emportait en tirant l’épée, comme dans la célèbre anecdote d’Arnstadt où il faillit embrocher un élève :
« Un jour, Geyersbach avait attaqué Bach à coups de bâton, comme il revenait du château à la maison avec sa cousine Barbara-Catharina, la fille de Johann-Christoph Bach. Geyersbach se vengeait ainsi, disait-il, de ce que l’organiste l’avait outragé, et lui en demandait raison. Bach soutint qu’il ne lui avait rien dit, et qu’on en pourrait témoigner. L’écolier prétendit que si Bach ne l’avait pas outragé personnellement, il avait du moins, un jour, « outragé son basson », qu’il prenait l’injure pour lui, et que Bach n’était qu’un « valet de chiens ». Alors Bach tira l’épée, Geyersbach se jeta sur lui pour le maintenir et tous deux luttèrent jusqu’à ce que cinq écoliers, qui étaient avec Geyersbach, se missent entre eux pour les séparer. Il fut établi un peu plus tard que Bach avait en effet donné à Geyersbach un nom injurieux (29 août 1705). Ces débats avec les élèves furent sans doute la cause principale pour laquelle Bach se refusa toujours, par la suite, à leur faire exécuter des œuvres de musique. Le 11 novembre 1706, le consistoire se plaignit encore de ce manquement de Bach à ce qu’il était tenu d’accomplir. Le même jour, on lui demanda aussi pourquoi il s’était permis d’introduire, à la tribune de l’orgue, une jeune fille étrangère. Il ne resta plus que peu de mois à Arnstadt. Le 29 juin 1707, il se présenta devant le conseil pour solliciter son congé (…) » (extrait de l’article d’Andrè Pirro, les débuts de Bach dans la carrière d’organiste, in Le Mercure Musical, vol 2, Paris, Juillet 1906)
C’est ce « jeune Bach », bouillonnant, au sang chaud, curieux, ce Bach au trop-plein d’idées, au trop-plein d’ambitions, les yeux emplis de musiques, les pieds au pédalier, que Paul Agnew a voulu dépeindre, quitte à forcer un peu le trait, mais avec une générosité souriante qui emporte l’adhésion. Le passage au disque a su préserver l’équilibre des timbres, et les couleurs chatoyantes des Arts Florissants. Des bois très verts, un peu acides, des cordes précises et nerveuses. On retrouve dans cette interprétation l’excitation de la découverte, un peu à la manière de la mythique intégrale Harnoncourt-Leonhardt (Teldec), la spontanéité d’un Leusink injustement sous-évalué quoique très inégal (vu les conditions de production de Brilliant Classic). Certes, il manquera la belle homogénéité ronde d’un Koopman et ses magnifiques solistes (Erato) ou la transparence céleste de Suzuki (Bis). Mais que d’inventivité ici, que de prise de risque, que de jetté à l’eau ! Paul Agnew ose, avec l’audace des téméraires, et son pari est tenu. Sans décrire mouvement par mouvement tout l’enregistrement, ce qui serait fastidieux, nous ne résistons pas à décortiquer la BWV4 séminale qui résume à elle seule le propos de cette nouvelle série.
1707, justement, Bach a hâte de quitter Arnstadt et de partir vers Mühlhausen, où la BWV 4 sera créée le 24 avril (quoique les musicologues continuent de débattre pour savoir si ce fut une exécution à l’orgue seul). Bref, assez de musicologie : venons-en à cette toute première cantate du jeune Bach : la Sinfonia est abordée avec une gourmandise un peu lente, les parties de cordes très étalées, en un ténébrisme où Paul Agnew insiste sur l’influence italianisante (superbes trilles des 2 violons), en quelques notes, désolation et lamentation extraverties et doloristes nous saisissent. Et puis c’est le choc : tout le monde est familier du premier chœur « Christ lag in Todesbanden » prodigieux morceau fugué, avec le cantus firmus de la voix de soprano, puis des diminutions de toutes les autres voix (les chœurs sont ici interprétés à 2 voix par parties, le quatuor de solistes étant doublé par un ripiéniste par partie, ce qui permet une belle transparence, sans sombrer dans la voix unique par partie qui manque de corps). Mais… à ce tempo ? « Paul, est-ce bien raisonnable ? » murmure t-on en laissant tomber son stylo. Le moulin va trop vite, et les violons, incisifs et fiers, nerveux et tranchants, le temps forts très rythmés, dépeignent une agitation où la joie de la résurrection, immense et brouillonne, emporte l’auditeur dans un maelstrom d’émotions (dont on s’étonne qu’il a assez le montage). Alors les pupitres ne sont pas tous parfaitement calés, l’approche est un peu saccadées, l’équilibre entre voix et instruments laisse à désirer quand les violons prennent l’assaut. Qu’importe, l’enthousiasme de Paul Agnew renverse toute les réticences, et ce mouvement est incontestablement l’un des plus réussis de cet enregistrement.
On a ensuite un peu de mal à revenir au duetto suivant, très opératique, mais où le beau soprano charnu de Miriam Allan aux graves cuivrés et du contre-ténor Maarten Engeltjes fusionnent avec peine, ce dernier dénotant un timbre flûté et au médium aplati. Thomas Hobbs se sort avec les honneurs d’un « Jesus Christus, Gottes Sohn » où l’orchestre se fait rival, et toujours à vive allure (très bel orgue de Benjamin Alard dont on attendait pas moins mais qui vole parfois un peu la vedette de même que les deux violons à l’unisson de Tami Troman et Juliette Roumailhac, décidément en forme olympique). Le motet central « Es war ein wunderliche Krieg » pris toujours aussi rapidement, pose des problèmes de lisibilité du contrepoint, tant les quatre parties sont compressées. D’ailleurs, dans la version remaniée et enrichie de Leipzig (BW4, Bach n’avait pas non plus ici ajouté de doublures des voix, pour préserver la nudité puissante de ce mouvement, qui fait un peu défaut ici. Air de basse : ‘ »Hier ist das rechte Osterlamm » : hélas, Edward Grint n’est pas le plus à son aise dans ce répertoire. L’allemand est sommaire (il faut soigner les accents et la prosodie !), l’approche opératique, l’émission trop large. Le duetto « So feiern wir die hohe fest » pâtit un peu des mêmes réserves : pris allégrement, avec une basse continue pulsante et bondissante, avec deux chanteurs en pleine effusion et des mélismes grandiloquents (sur un bien joli théorbe de Thomas Dunford d’ailleurs quoiqu’assez invasif et sans doute trop luxueux pour les circonstances d’exécution de ces oeuvres), on égare quelque chose de l’intériorité et du message spirituel du propos. Enfin le choral final, rond, investi, aux graves bien posés, conclut avec brio une cantate à l’écoute renouvelée.
La mise en regard de celle de Kuhnau montre toute la modernité de Bach. Pourtant, le talent de Paul Agnew et des Arts Flo est tel, notamment du fait d’une dynamique nerveuse, de deux cornets (Adrien Mabire et Benoît Tainturier) virtuoses – sans virer dans le travers du « jazzy cool » – que… le compositeur en sort rehaussé. Le mouvement introductif, sur la mélodie du choral, sec et vertical, irrésistible dans sa richesse orchestrale moirée. La facilité mélodique, la plus grande simplicité de l’écriture s’accommodent fort bien du traitement spontané et optimiste des Arts Florissants.
La grande déception vient de la fameuse cantate de funérailles BWV 106 (dites Actus tragicus sans que le titre soit de Bach), aux pages pourtant sublimes, mais où Paul Agnew a privilégié la joie à la douceur, l’extraversion à l’intériorité, le spectacle funèbre au recueillement. Même la sinfonia introductive, avec utilisation d’un double duo de flûtes à bec et de violes de gambe, fait moins étalage de douce plénitude nostalgique que de brillance. Les tempi très rapides donnent une impression de course effrenée peu en résonnance avec le texte. Eclatent les insuffisances du plateau vocal : le ténor Thomas Hobbs n’est guère inspiré par le « Ach, Herr, lehre uns bedenken » qu’il malmène de son émission instable, doublé d’un timbre aigre tandis que l’enchaînement complexe débouchant sur le « Es ist der alte Bund » manque de liant et de fluidité entre les sections solistes et chorales, comme le confirme ensuite le « Heute wirst du mit mir im Paradies sein » laborieux entre Edward Grint et Maarten Engeltjes. Qu’on est loin de la tendresse de Koopman (Erato), de la pureté céleste de Konrad Junghänel (Harmonia Mundi) ou même des précurseurs un peu hors style mais incroyablement touchants du Collegium Aureum (DHM) ! Heureusement, l’excellence du chœur sauve le « Glorie, Lob, Ehr und Herrlichkeit » final, mais l’on avoue notre incompréhension face à cette interprétation quasi à-rebours de la rhétorique du texte, pour une cantate extraordinaire qualifiée d’ « œuvre d’un génie tel que même les plus grands maîtres y parviennent rarement » par Alfred Dürr, et que les Arts Flo nous livrent dans une vision ébauchée, presque brouillonne, insistant peut-être de manière inconsidérée sur l’angle de l’ « oeuvre de jeunesse » pour palier les défaillance des solistes.
Le traitement de la cantate « Nach dir, Herr, verlanget mich » est plus convaincant, même si cette oeuvre ne dénote pas la même complexité et splendeur d’écriture que les BWV 4 et 106. Enfin, les chorals interprétés par Benjamin Alard à l’orgue de l’église Saint-Vaast de Bethune, font montre d’un toucher d’une légèreté très articulée, d’une précision souple et lumineuse. Ils apportent une scansion bienvenue à un enregistrement inégal, ne bénéficiant pas hélas des meilleures voix, mais où la lecture renouvelée, vive, colorée, pleine d’entrain et d’audace de Paul Agnew apporte un vent de jeunesse à décorner les perruques. On attend vivement la suite du périple bachien.
Viet-Linh Nguyen
Technique : captation claire et proche, manquant de dynamique et avec un orchestre très détaillé au détriment des passages choraux.
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