Rédigé par 12 h 54 min Concerts, Critiques

Mayday…Médée, ou la kyrielle des Bouffons ! (Médée & Jason, Les Surprises, Louis-Noël Bestion de Camboulas – Namur Concert Hall, 15 février 2024)

« Une parodie n’ôte rien au mérite qu’un ouvrage peut avoir ».
Exergue de l’Itinéraire de Pantin au Mont Calvaire, par M. de Chateauterne (1811) (René Perin, 1774-1858) savoureuse parodie de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand.

© Gabriel Balaguera

Médée et Jason
d’après Corneille, Carolet, Romagnesi et Euripide,
Musiques de Charpentier, Lully, Rameau, Marais, Destouches, Dauvergne…

Lucile Richardot | Médée
Flannan Obé | Jason
Ingrid Perruche | Créuse
Matthieu Lécroart | Créon
Eugénie Lefebvre | Cléone, Nérine
Pierre Lebon | Arcas

Ensemble Les Surprises,
Louis-Noël Bestion de Camboulas, clavecin, direction et arrangements musicaux

Pierre Lebon | Mise en scène, scénographie et costumes

 Jeudi 15 février 2024, Namur Concert Hall, Namur, Belgique.

Ci-gît au milieu du décors Vénus, sous l’épave du navire Argo, la corde au cou, sa virginale blancheur de marbre de Thassos uniformément maculée d’un rouge carmin, omniprésente et indélébile trace du chapelet de crimes qui jalonnent le destin de l’exilée de Colchide. Dans le sillage du navire, tout comme dans ses pérégrinations entre Iolcos (Magnésie) et Corinthe (Péloponnèse), amour, vertu et innocence se sont évaporés, sacrifiés sur l’autel des passions, remplacés par le calcul, la cupidité et le ressentiment. Une Vénus noyée dans les flots et prise à la gorge, comme le symbole d’une Médée par le temps transformée en lointaine inspiration de la Carrie White de Brian de Palma.

Et puisque les nobles vertus ont laissé la place aux plus vils instincts…autant s’en amuser et rire des atermoiements de cette Folcoche infanticide, délaissée par son amant, mais loin d’être innocente (souvenons-nous en effet, qu’après avoir intrigué avec les Péliades pour le meurtre de leur père, elle fuit la Colchide en sacrifiant son frère Absyrte, le découpant en morceaux pour le jeter dans son sillage et retarder ses poursuivants, ce qui, soulignons-le, n’est pas un comportement très vertueux !). Le mythe de Médée, à la fois l’un des plus célèbre et des plus sombres de la mythologie, mais aussi l’un des plus transposables (qui en effet peut se vanter de n’avoir jamais souffert de quelques turpitudes familiales ou de l’humeur changeante des amours ?) est une source quasi inépuisable d’inspiration et de variations. Et si les plus grands auteurs se sont emparés du mythe (Euripide, Sénèque, Chaucer ou Corneille pour ne citer que les plus connus), la tragédie a aussi inspiré les compositeurs, notamment Marc-Antoine Charpentier, dont la tragédie lyrique Médée (1693), reste sans doute de nos jours l’œuvre la plus connue (cf. notre compte rendu de la représentation donnée en avril 2023 par le Concert Spirituel dirigé par Hervé Niquet, avec Véronique Gens dans le rôle-titre).

Mais qui dit sujet grave traité avec talent dit aussi furieuse envie de pastiches et autres détournements. C’est donc un réel plaisir que de voir le Namur Concert Hall, dont la programmation rime souvent avec la meilleure exigence, inviter pour l’unique représentation donnée en Belgique l’ensemble Les Surprises de Louis-Noël Bestion de Camboulas, à donner ce Médée et Jason, savoureuse recréation d’une parodie lyrique, genre particulièrement en vogue sous le règne de Louis XV.

© Gabriel Balaguera

« En premier lieu, le poète moderne ne doit pas avoir lu, ni jamais lire les anciens auteurs latins ou grecs. Car ni les anciens Grecs ni les anciens Latins n’ont jamais lu les modernes ». La pique est signée de Benedetto Marcello (1686-1739), compositeur reconnu et auteur de Il teatro à la moda (1720 pour l’édition originale vénitienne), satire pamphlétaire des compositeurs d’opera seria. C’est parfois (souvent ?) vrai pour nombre d’œuvres dont le sérieux assumé n’a d’égal que les libertés prises avec le mythe. Dans ce Médée et Jason, le pas de côté est assumé, la farce revendiquée et le burlesque auréolé. Louis-Noël Bestion de Camboulas, qui signe les arrangements musicaux et l’adaptation, nous fait voir un Jason falot, un brin niais, assurément volage et inconséquent (joué avec conviction par Flanann Obé, acteur issu du théâtre et du cinéma, qui s’approprie avec aisance les parties chantées de son rôle), balloté par un entourage de personnages dont l’antipathie morale est le premier ressort de la drôlerie.  Matthieu Lecroart en Créon grabataire et cacochyme, aussi obstiné que gâteux s’accroche à ses prérogatives et ne déroge en rien à sa volonté de détourner Jason de Médée pour le pousser dans les bras de Créüse. Cette dernière, campée par la soprano Ingrid Perruche, dont la voix s’associe à une belle présence scénique, est une savoureuse gourgandine, superficielle, obnubilée par son image et foncièrement sotte, à qui ne manque qu’un compte Instagram pour être tout à fait contemporaine. Son personnage, perruqué et fardé, enveloppé dans une robe de tulle synthétique vert granny, s’avère l’un des plus distrayant de la représentation. Eugénie Lefebvre, dont on reconnaît avec plaisir le beau timbre de voix, hérite du costume le plus ingrat, pour incarner Cléone, confidente de Créüse. Mais une confidente pour le moins terreuse, sans doute débarquée à Corinthe de quelques montagnes reculées d’Arcadie et dont l’aspect rappellera aux plus jeunes Maria Bodin’s et aux plus de quarante ans le charme tout personnel de la Madame Sarfati d’Elie Kakou.

Affreux, sales et méchants aurait dit Ettore Scola devant cette galerie de personnages mythologiques croqués dans leurs plus bas instincts. Parmi eux émerge Médée, féroce Lucille Richardot, dont la voix stupéfiante et la présence scénique sont indéniablement un atout essentiel de la représentation, au point de regretter que son rôle ne soit pas plus étoffé. Déracinée et bafouée, sa raison s’égare et elle n’est plus que cruelle, d’un comique grand-guignolesque, prête à tout (et donc même au pire) pour assouvir sa vengeance.

Les personnages du mythe, ainsi caricaturés et réduits à leurs plus bas instincts, n’en sont que plus drôles à suivre, leur quête, vaine, ne faisant que repousser les limites de leur immoralité. Là réside tout le charme de cette parodie d’opéra, variation sur les personnages développés par Euripide et Corneille, recréation et adaptation sur la base de plusieurs parodies du début du XVIIIème siècle. Car ne nous y trompons pas, ce fut à l’époque moins la tragédie lyrique de Charpentier qui fut parodiée (celle-ci est crée en 1693 et l’absolutisme Louis-quatorzien goûte modérément les saillies parodiques) que Médée et Jason (1713) de Joseph-François Salomon (1649-1732) sur un livret de Simon-Joseph Pellegrin (1663-1745). Si la création initiale de l’œuvre, par ailleurs un succès juste modéré, ne donne pas l’occasion à une parodie (toujours Louis XIV…), les succès des reprises de l’œuvre en 1727 et 1736 coïncident avec les représentations parodiques du mythe. La troupe de la Comédie-Italienne avait tellement fait ombrage à celle de la Comédie-Française que Louis XIV l’avait expulsée de Paris et plus particulièrement des foires de Saint-Germain et de Saint-Laurent où elle avait l’habitude de se produire, et de l’Hôtel de Bourgogne, lieu permanent des représentations depuis 1680. Il faut dire que la troupe avait eu l’outrecuidance d’égratigner Madame de Maintenon dans une pièce au titre limpide, La Fausse Prude. Une éclipse, avant de renaître à la fin de l’année 1714, avec privilège du Roi, Louis XIV se montrant plus conciliant dans une atmosphère de fin de règne. La troupe prend alors le nom d’Opéra-Comique et ne tardera pas à collaborer avec Charles-Simon Favart (1710-1792), qui donnera plus tard son nom à la salle.

© Gabriel Balaguera

Louis-Noël Bestion de Camboulas pour faire revivre le charme joyeux, irrévérencieux et un brin foutraque des parodies d’opéras de cette époque s’inspire largement des livrets originaux, la parodie Médée et Jason de 1727 étant signée par trois des auteurs les plus réputées du genre, Pierre-François Biancolelli (1680-1734), aussi connu sous le nom de Dominique, et Antoine-François Riccoboni (1707-1772, dit Lélio Fils), fils de Luigi Riccoboni (1676-1753, dit Lélio Père), autre maître du genre. Ils s’adjoignent la collaboration de Jean-Antoine Romagnesi (né à Namur en 1693, décédé en 1742), autre trublion qui excelle dans le genre. La version de 1736, sera co-écrite par Romagnesi, accompagné de Denis Carolet (1696-1739), prolifique auteur dans ce domaine. Notons enfin que la tragédie lyrique originale de Joseph-François Salomon fut l’objet d’une autre parodie, plus tardive (1749), sous le titre La Femme Jalouse ou le Mauvais Ménage (livret de Adrien-Joseph Le Valois d’Orville, 1715-1780) et que le mythe de Jason pouvait aussi en ce tout début de XVIIIème siècle être connu par Jason ou la Toison d’Or, tragédie lyrique de Pascal Collasse (1696) (livret de Jean-Baptiste Rousseau, et où le rôle de Médée était tenu par Marie Le Rochois).

Les musiciens de l’Ensemble Les Surprises, habillés en marins marrants, aux airs d’intrépides lutins font partie intégrante du spectacle, n’hésitant pas à physiquement intervenir dans le déroulement de l’intrigue et ponctuant les dialogues théâtraux, au final assez nombreux, par des moments musicaux légers ou plus dramatiques, extraits des œuvres les plus en vogue à l’époque, et où l’on reconnaitra des emprunts à Charpentier bien sur (Médée), mais également à Rameau (Hippolyte & Aricie, Les Indes Galantes) ou Lully (Atys, Armide). Et comme le ton est à la plaisanterie et que le genre est propice à quelques digressions plus contemporaines, Louis-Noël Bestion de Camboulas et ses musiciens intègrent à quelques moments judicieusement choisis quelques accords du Sacre du Printemps (Stravinsky), de Bizet, et même de John Williams (Les Dents de la Mer).

Rajoutez à cela quelques acteurs en costume de klephtes grecs et une mise ne scène dynamique signée Pierre Lebon, vous obtiendrez un spectacle qui fera peut-être se dresser les cheveux sur la tête des partisans rigoristes des représentations académiques, mais tout à fait jubilatoire pour les amoureux des détournements enlevés où derrière une apparente légèreté pointe une acidité nous renvoyant à quelques tourments contemporains.

 

 

                                                                                   Pierre-Damien HOUVILLE

NB : Il est également à noter qu’avec contextualisations préalables, ce Médée et Jason peut constituer une belle occasion de découverte de l’art lyrique et de la mythologie grecque pour les enfants et adolescents (à partir de 10-12 ans).

Et pour nos lecteurs qui n’ont pas pu être à Namur, notez que Louis-Noël Bestion de Camboulas et ses musiciens seront à l’opéra de Limoges les 6 & 7 mars avec cette même œuvre et le 3 décembre 2024 à l’Atelier Lyrique de Tourcoing.

Étiquettes : , , , , , , , , , Dernière modification: 27 février 2024
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