Rédigé par 14 h 30 min Concerts, Critiques

Fear no danger to ensue (Purcell, Didon & Enée, DiDonato, Il Pomo d’Oro, Emelyanychev – Théâtre des Champs-Elysées, 8 février 2024)

Joyce DiDonato © Sergi Jasanada

Giacomo CARISSIMI (1605-1674)
Jephté, oratorio biblique sur un livret anonyme (1648)

Henry PURCELL (1659-1695)
Dido & Aeneas (Didon & Enée)
Opéra (Z 626) en un prologue et 3 actes, sur un livret de Nahum Tate

Joyce DiDonato | Didon
Andrew Staples | Enée / Jephté
Fatma Saïd | Belinda
Beth Taylor | La Magicienne
Carlotta Colombo | Seconde femme / Filia
Alena Dantcheva | Première sorcière
Anna Piroli | Seconde sorcière
Massimo Altieri | Un marin
Hugh Cutting | Un esprit

Maxim Emelyanychev | clavecin et direction
Il Pomo d’Oro

Version de concert du 8 février 2024, Théâtre des Champs Elysées, Paris. 

C’est un concert aux deux visages, et dont la juxtaposition ne répond à aucune logique programmatique, si ce n’est le lien tenu de deux beau personnages féminins, et d’un art du récitatif consommé.  D’abord, en première partie, une surprise, et sans doute un coup de cœur de Maxim Emelyanychev : l’histoire sacrée Jephte (ou Jephté si on met l’accent français) de Carissimi, composée à l’occasion du Carême de 1648, à Rome, où la congrégation du Saint Crucifix, composée de grands seigneurs, dans l’Oratoire du même nom faisait entendre à cette occasion annuellement des « histoires sacrées » dans le cadre de musique donnée les cinq vendredis précédant Pâques. L’Abbé André Maugars, gambiste et interprète de Richelieu, relata son séjour romain vers 1639-40, et écrivit à propos d’une telle représentation :

« il y a encore une autre sorte de musique, qui n’est point du tout en usage en France (…) cela s’appelle « stile récitatif ». La meilleure que j’ay entendue, ça esté en l’oratoire Saint Marcel, où il y a une Congrégation des Frères du Saint Crucifix, composée des plus grands seigneurs de Rome, (…) les plus excellents Musiciens se piquent de s’y trouver, et les plus suffisans Compositeurs Briguent l’honneur d’y faire entendre leurs compositions, et s’efforcent d’ y faire paroistre tout ce qu’il y a de meilleur dans leur estude. Cette admirable et ravissante Musique ne se fait entendre que les Vendredis de Caresme, depuis trois heures jusqu’à six. L’église n’est pas du tout si grande que la Sainte-Chapelle de Paris, au bout de laquelle il y a un spacieux jubé, avec un moyen orgue, très doux et très propre pour les voix. Aux deux costez de l’Eglise, il y a encore deux autres petites Tribunes, où estoient les plus excellens de la musique Instrumentale. Les voix commençaient par un Psalme en forme de Motet, et puis tous les instruments faisaient une très bonne symphonie. Les voix après chantaient une Histoire du Viel Testament en forme d’une comédie Spirituelle, comme celle de Suzanne, de Judith et d’Holopherne, de David et de Goliath. Chaque chantre représentait un personnage de l’Histoire et exprimait parfaitement bien l’énergie des paroles. Ensuite, un des plus célèbres prédicateurs faisait l’exhortation ; laquelle finie, la musique récitait l’évangile du jour, comme l’histoire de la Samaritaine, de la Cananée, du Lazare, de la Magdelaine, et de la Passion de Nostre Seigneur, les Chantres imitant parfaitement bien les divers personnages que rapporte l’évangéliste. Je ne saurais louer assez cette musique récitative ; il faut l’avoir entendue sur les lieux pour bien juger de son mérite. Quant à la Musique Instrumentale, elle estoit composée d’un Orgue, d’un grand Clavessin, d’une Lyre, de deux ou trois violons et de deux ou trois Archiluths. »

Sur les 16 « histoires sacrées » de Carissimi, l’un des pères de l’oratorio, Jephté, aux côtés de Vanitats Vanitatum ou Ezechia, Il sacrificio d’Isaaco et  Giuditta (qui valut au compositeur d’être nommé « mæstro di capella del concerto di camera » de la reine Christine de Suède) compte parmi les plus célèbres, à juste titre : Il Pomo d’Oro se révèle sensible et souple, dans ce répertoire plus ancien qu’à son habitude, faisant valoir de très belles textures dans les ritournelles, notamment les violes et cordes pincées, et les flûtes qui sporadiquement apportent couleur et dramatisme. Les chœurs, impliqués et denses, un peu trop allant voire dansants (« hymnus cantemus Domino »), sont d’une cohésion remarquables. Maxim Emelyanychev tire l’oratorio vers le théâtre, et les récitatifs sont particulièrement animés, réminiscents des récits chez Cavalli ou Landi. La fille de Jephté est campée par Carlotta Colombo, au timbre pur et clair, tandis que son père échoit au nasillard et poussif Andrew Staples, dont la prestation comme vieillard s’avère cependant relativement convaincante, avant le désastre d’Enée à venir. 

Maxim Emelyanychev © Andej Grilc

Entracte après ce bref oratorio. Et changement de décor avec le célébrissime Z 626 de Purcell, i.e. Didon et Enée, composé sur un livret inspiré de la tragédie Brutus of Alba, or the Enchanted Lovers tirée du Livre IV de l’Enéide de Virgile, par l’Irlandais Nahum Tate. Précisons d’emblée, que la croyance longtemps répandue d’une œuvrette joliette destinée originellement à l’école de jeunes filles de Chelsea, dans la banlieue de Londres, à l’automne 1689 a rpsi du plomb dans l’aile. Elle se fondait sur un livret de ce qui passe aujourd’hui finalement pour une simple reprise : l’œuvre aurait représentée dès 1684, à la cour de Charles II, comme un pendant de Vénus et Adonis de John Blow. Les musicologues demeurent partagés quant à sa savoir si le manuscrit de la Bodleian Library d’Oxford constitue une partition tronquée en raison des changements politiques intervenus. Manqueraient un prologue chanté, la fin de l’acte Il, de nouvelles danses et peut-être l’attribution à une voix masculine de la Magicienne et du Marin. Qu’importe. En attendant une hypothétique restitution, c’est bien la partition habituelle que l’on retrouvera. De ce condensé d’opéra, le chef, depuis son clavecin, fait un météore. Après un Jephté comparativement assez retenu, sa lecture de Didon est pleine de couleur et de brutalité, la direction très visuelle, les contrastes et effets fortement appuyés, un peu à la manière d’un Currentzis, mais avec moins d’altérations des tempi. Les excellentes percussions sont omniprésentes, conférant un caractère tour à tour pastoral ou maléfique. En dépit de la brièveté de l’opéra, Emelyanychev parvient à dilater chaque tableau, avec une insistance d’entomologiste. Il en ressort une Didon peu subtile, aux reliefs marqués, mais superbement dramatique, qui tourne définitivement le dos aux filles de bonne famille de Chelsea. Cette Didon shakespearienne s’engouffre dans la noire perversité (sorcières vicieuses), la truculence (les marins et le « bar » où les choristes prennent un verre), et l’amour intense et presque maladif d’un couple maudit, celui d’une Joyce DiDonato, impériale, plus grande que nature, tragédienne hors pair, qui irradie et écrase littéralement tout le reste du plateau, en particulier l’Enée d’Andrew Staples, d’une insuffisance crasse, tant en termes de musicalité, de timbre que d’émission. On se demande comment la Reine de Carthage, puissante et nuancée, aux aigus impérieux, à la projection fière, a pu s’amouracher de cet amant falot et maladroit, à la prosodie chevrotante qui constitue indéniablement la grosse déception de la soirée. On louera la Belinda mutine et rieuse de Fatma Saïd (très « Zerline ou Suzanna »), à la pétillance jouissive, une Magicienne manquant de grave mais très théâtrale de Beth Taylor, le faux Mercure du contre-ténor Hugh Cutting issu du Jardin des Voix, très stable et expressif. Remember me.

 

Viet-Linh Nguyen

 

Étiquettes : , , , , , , , , , , , , Dernière modification: 15 mars 2024
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