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Le crépuscule des lieux (3/3) : les tremblements de terre de Calabre en 1783 par de Dolomieu & Hamilton

Plan régulateur de la ville de Palmi, établi par l’ingénieur Giovambattista De Cosron en 1783. On soulignera la volonté d’offrir à la cité des rues rectilignes, une belle place centrale et un urbanisme en îlots. source : Wikimediacommons.

La Calabre n’échappe pas au chaos suivant les tremblements de terre de février de mars 1783. Des centaines de répliques viennent tout au long du printemps accentuer les destructions, fragiliser les réparations sommaires et apeurer un peu plus les populations. Les communications terrestres sont quasiment toutes coupées en une région qui ne brillait déjà pas par l’excellence de ses voies d’accès et qui devra attendre les premières décennies du vingtième siècle pour se couvrir d’un réseau à peu près décent. Nos lecteurs auront d’ailleurs remarqué que nos deux voyageurs privilégient le bateau pour atteindre le sud de la Calabre, moyen à la fois le plus rapide et le plus sur d’atteindre ces contrées. Eux-mêmes mentionnent que de nombreux villages restent inaccessibles plusieurs semaines. La nouvelle du tremblement de terre aurait mis neuf jour à atteindre Naples, même s’il est compliqué  de déterminer s’il s’agit de l’information en elle-même ou des premiers éléments tangibles sur l’ampleur de la catastrophe.

Ferdinand IV, issu de la branche espagnole des Bourbons (petit-fils de Philippe V, lui-même petit-fils de Louis XIV, on ne vous refait pas la généalogie complète) a en effet tout intérêt à intervenir dans les suites de cette catastrophe majeure. Premièrement par considération humanitaire, comme tout roi se devant d’être le protecteur de sa population, d’autant que la maison de Bourbons cherche encore dans la région une certaine stabilité depuis l’accession au trône de son père, Charles III en 1734, cinquante ans auparavant. Mais aussi ces régions de l’extrême sud de la péninsule sont trop enclines à être des foyers de révoltes, banditisme et autres organisations rétives à tout pouvoir centralisé, aspects sur lesquels buteront à leur tour aussi bien l’administration napoléonienne que les troupes garibaldiennes (rappelons que l’arbre auprès duquel s’est affaissé Garibaldi, blessé par balle au pieds après la bataille du 29 août 1862 est toujours visible sur les hauteurs de Sant’Eufemia d’Aspromonte). Troisième aspect, et loin d’être le plus négligeable, pour intervenir au sud de l’Italie : contrer l’influence des ordres religieux dans cette région, dont l’emprise fiscale et foncière constitue un contre-pouvoir réel à la centralisation bourbonnienne du pouvoir.

Aussi, dès le 15 février 1783, Ferdinand IV envoie sur place Francesco Pignatelli (1734-1812) (Marquis de Laino, pour ne pas le confondre avec son neveu, homonyme, et avec son aïeul Cardinal), avec des pouvoirs exécutifs élargis, celui-ci se voyant doté de « autorité et faculté sur toutes les présidences, cours, barons, cours royales et baronales, et tout autre rôle politique de type, ainsi que sur toutes les troupes militaires comme de milice ». Il est doté de 100 000 ducats pour les dépenses immédiates destinées à venir en aide à la population et deux bateaux sont envoyés pour apporter du matériel de secours, l’un à destination de Reggio, l’autre de Pizzo, deux des rares localités accessibles. Arrivé sur place, il établi son camp de base à Monteleone (actuelle Vibo Valentia) dès le 22 février et coordonne à la fois les secours et le recensement des destructions.

Sous son égide commence l’entreprise globale de reconstruction de la Calabre, inédite après une catastrophe naturelle, et qui par de nombreux aspects s’avère intéressante. Les 100 000 ducats cités ne couvrant que les dépenses les plus urgentes, est créée en date du 4 juin 1784 la Cassa Sacra, organisme gouvernemental ayant pour vocation d’administrer les biens ecclésiastiques expropriés et de se servir de ces fonds pour œuvrer à la reconstruction de la région. En effet, nombre de monastères sont détruits ou se sont montrés incapables de subvenir aux dépenses induites par les destructions infligées sur les territoires qu’ils administrent, d’où cette reprise en main par l’Etat, en charge également de gérer les contentieux juridiques, nombreux en matière foncière, les glissements de terrain ayant entraîné nombre de superpositions de propriétés. Pignatelli restera en poste en Calabre jusqu’en 1787 et la Cassa Sacra en fonction jusqu’à l’arrivée des troupes françaises dans la région en 1799.

Au-delà des questions juridiques et foncières, permettant une reprise en main de l’état Bourbons centralisé sur ces régions, se pose la délicate question de la reconstruction. L’heure n’est plus, hélas, comme un siècle auparavant lors des destructions du tremblement de terre du Val di Noto en Sicile (1693) à l’édification des splendeurs baroques qui aujourd’hui encore font l’attrait de cette partie de l’île. Les moyens des villages calabrais ne sont pas les mêmes, et surtout, l’époque a changé. Au foisonnement baroque a succédé l’amorce d’un rationalisme hérité de la philosophie des Lumières et qui, s’il trouve ses racines dès le second dix-huitième siècle (Ledoux en France, architecte et théoricien prolixe dans le domaine), irriguera toute l’architecture des bâtiments officiels au cours du dix-neuvième siècle.

Oppido Mamertina. Place centrale. On retrouve sur cette place de la ville nouvelle reconstruite à plusieurs kilomètres à l’Est du site d’Oppido Vecchia les principes fondateurs préconisés après 1783. place centrale permettant aux gens de se regrouper, limitation de la hauteur des bâtiments, bâtiments le plus souvent identiques (cf. les 2 maisons du fond de la place).©Musebaroque mai 2023.

Les constatations menées par nos voyageurs, aussi bien que par l’administration Bourbonne sont les mêmes. Nombre de villages sont construits de manière extrêmement dense sur des collines sablonneuses. Cet héritage d’un urbanisme médiéval, avec de petites maisons de pierre construites sur des parcelles étroites et sur plusieurs niveaux a favorisé la destruction des bâtiments et les glissements de terrain sur des sols particulièrement propices à ce type de destruction.

Les mesures sont souvent radicales. Dans nombre de cas, plusieurs dizaines sur les 90 villages reconstruits quasi intégralement (et près de 130 partiellement), la décision est prise de déplacer le village pour le reconstruire en plaine, sur des terrains moins propices aux glissements de terrain[1]. Pour qui traverse ces régions actuellement à la recherche des lieux initiaux, surgissent au milieu des forêts les ruines crépusculaires des bâtiments effondrés lors du tremblement de terre de 1783. Au-delà des relocalisations, les Bourbons instaurent dès 1785 et avec les premiers plans de reconstruction à grande échelle le premier Code de Reconstruction que connaîtra l’Europe. L’idée est simple, à défaut de pouvoir anticiper ce type d’aléa, autant tenter d’en atténuer les effets. Les modernes jargonneux, s’ils avaient conscience de la vacuité de leurs concepts, pourraient affirmer que les Bourbons, dès la fin du dix-huitième siècle, cherchent à rendre la société plus « résiliente ». Et cette recherche d’atténuation des effets des tremblements de terre passe premièrement par de strictes mesures d’urbanisme. Les villes nouvelles, construites ou reconstruites dans le siècle avant la catastrophe calabraise (Bath, Edimbourg, Versailles) ont montré la pertinence d’un urbanisme en îlot (une évolution de l’antique plan hippodamien), avec des axes se croisant à angle droit, facilitant les communications.

A cela s’ajoute la nécessité de se prémunir des chutes de bâtiments. Un code de reconstruction des Bourbons qui imposera donc des axes urbains ayant dix à treize mètres de large pour les axes principaux et au moins six mètres pour les axes secondaires. Il est également imposé que les villes possèdent une vaste place centrale, à la croisée des rues principales, facilitant ainsi l’accès, le regroupement des moyens de secours et permettant à la population de rapidement se regrouper et de se prémunir des destructions. Un urbanisme appliqué à des dizaines de bourgs, qui plus de deux siècles après la reconstruction marque encore le paysage urbain, que ce soit dans une ville un peu importante (Palmi), ou dans des bourgs très secondaires (Molochio, Oppido Mamertina) où ces villages prennent l’aspect de vastes casernes, villes de garnisons, dont les rares exemples français sont à rechercher du côté des villes militaires de Neuf-Brisach ou Vitry-le-François.

Planche extraite de l’ouvrage Istoria e teoria de’ tremuoti in generale ed in particolare di quelli della Calabria e di Messina de Giovanni Vivenzio, publié par l’imprimerie royale de Naples fin 1783. Y est exposé le principe de reconstruction en Casa Baraccata, avec structure en bois et fondation par pieux. D’autres planches exposent les moyens de créer une double structure permettant de limiter les oscillations latérales. Source. Gallica/BNF.

Au-delà de l’urbanisme des villes reconstruites, une attention particulière est portée à l’architecture. La hauteur des bâtiments est limitée à deux étages (R+2) et surtout l’on instaure, pour la première fois à grande échelle, des mesures de constructions antisismiques. Plusieurs ingénieurs actualisent et publient les connaissances dans ce domaine et préconisent la construction en « casa baraccata ». Le principe apparait simple, enchâsser les constructions de pierres dans une structure interne en bois. Le bois, plus souple que la pierre, offrant de belles qualités sur de longues sections en portance, doit permettre d’absorber les vibrations sismiques et empêcher les murs de se fissurer sur de longues sections. La complexification du système, sur la base d’une double structure de bois et/ou d’une double charpente doit permettre également de mieux répondre aux oscillations latérales causées par de longues secousses sismiques (structure en X). En effet, les ingénieurs se sont aperçus, sur la base des divers témoignages rapportés qu’au-delà de l’intensité de la secousse, les effets en étaient décuplés par la durées de celle-ci, selon un principe assez facile à appréhender si l’on s’amuse à secouer un peu longuement un bac de sable. Parmi eux, Giovanni Vivenzio, ingénieur de la famille royale, versé dans la sismologie et la volcanologie, est celui qui pousse le plus loin le concept, le développant dans son ouvrage Istoria e teoria de’ tremuoti in generale ed in particolare di quelli della Calabria e di Messina. Ce principe de construction avec le mortier pris dans une double structure en bois s’avère l’une des premières mesures antisismiques efficace et utilisée à grande échelle. Notons toutefois qu’elle n’est qu’une généralisation et une amélioration de techniques plus anciennes (fondamentalement une variation du principe de la maison à colombages) et que suite au tremblement de terre de Lisbonne (1755) une mesure proche, bien que moins développée, avait été préconisée, surnommée la « gaiola pombalina », en référence au Marquis de Pombal, coordinateur de la reconstruction et cité en début d’article. Au-delà du nom de Giovanni Vivenzio, relevons aussi parmi les ingénieurs ayant mis au point ces préconisations antisismiques le nom de Vincenzo Ferraresi, ingénieur à l’époque en charge des fouilles de Pompéi et d’Herculanum et qui avait observé des techniques de constructions similaires (Opus Craticium) lors de ses fouilles (chantiers par ailleurs contestés dès son époque pour faire peu de cas de ce qui ne l’intéressait pas).

Molochio. Exemple signifiant de l’urbanisme post tremblement de terre. Maisons de hauteur limitée, alignées et toutes construites sur le même modèle. On remarquera en particulier l’emplacement absolument identique des fenêtres. Le village actuel répond encore largement des règles d’urbanismes instituées après 1783 ©Musebaroque mai 2023

Les exemples de bâtiments encore debout de nos jours et construits selon le principe de la « casa baraccata » sont sans doute fort nombreux, même si des crépis et revêtements cachent souvent la structure des bâtiments.  La visite de bâtiments abandonnés permet toutefois de souvent tomber sur ce type de construction.

Au-delà de l’urbanisme et de l’architecture, un tel projet de reconstruction à grande échelle offre aussi son lot de particularités, d’espérance et d’utopie. C’est le cas de la reconstruction de la ville de Castelmonardo, au sud de Monteleone, relativement épargné par la secousse du 5 février, mais entièrement ravagée par la secousse du 28 mars 1783 dont l’épicentre se trouve à proximité. Au moment de la catastrophe, Giovanni Andrea Serrao (1731-1799), évêque de Potenza, déjà connu pour ses idées libérales, son opposition à la Curie romaine (opposition respectueuse, il sera malgré tout nommé évêque) et des tendances démocratiques, exhorte les habitants du village de Castelmonardo, où il est né et jouit d’un prestige certain, à complètement abandonner le site et à aller refonder la ville sur un terrain plus favorable, à quelques kilomètres à l’ouest de l’ancien site. Un tel changement de site ne constitue pas une exception, mais il s’accompagne dans ce cas précis d’un changement complet de nom, la nouvelle cité prenant le nom de Filadelfia, un toponyme tiré du grec associant le bonheur à la fraternité. Cette toponymie prône un bonheur communautaire, une fraternité tout droit issue des réflexions philosophiques de la fin du dix-huitième siècle et par bien des aspects précurseurs de nombreux idéaux du dix-neuvième siècle. Le plan de la ville est en grande partie conçu par Giovanni Andrea Serrao sur les fondements des préconisations urbanistiques que nous avons développées. Filadelfia est construite sur un plan en îlots, autour d’une place centrale, avec au niveau des quatre points cardinaux, à chaque extrémité de la place centrale une église, lieu de regroupement et de dévotion des quatre quartiers de la ville ainsi constituée (un plan visible et quatre églises toujours très facilement identifiables de nos jours). La ville est officiellement fondée par décret royal du 24 juillet 1786. Là s’arrête l’Histoire et commence le mythe voulant que la Filadelfia calabraise fut fondée en relation étroite avec la Philadelphie de Pennsylvanie, fondée par William Penn également sur un plan en damier. Nombre de sources évoquent un lien étroit entre la fondation de la Filadelfia calabraise et le foyer des Lumières constitué par Philadelphie, notamment par l’intermédiaire de la franc-maçonnerie. Certains vont même jusqu’à certifier que Benjamin Franklin (1706-1790) s’est rendu à Filadelfia, visite qui semble très hypothétique. Des liens, notamment épistolaires sont avérés entre intellectuels napolitains et philadelphiens à la fin du dix-huitième siècle. De là à faire de la Filadelfia calabraise une fondation urbaine directement en lien avec sa grande sœur américaine, il y a un pas peut être séduisant, qui nous semble toutefois un peu hâtif.

Vue aérienne de la ville de Filadelfia. Le plan hérité de 1783 est toujours bien visible, notamment dans l’alignement des rues et la place centrale. Sont marquées d’une croix bleu les quatre églises, à chaque extrémité de la place. Source : Google maps

Toujours est-il que la Filadelfia calabraise, symbole d’une certaine utopie sociale et urbaine née du tremblement de terre de 1783 resta un important foyer l’émulation politique, jusqu’à constituer au moment de l’unification italienne une éphémère République Universelle de Filadelfia, s’opposant aux troupes royalistes.

Les mesures mises en place par les Bourbons à la suite des tremblements de terre de 1783 n’empêchèrent pas les effets dévastateurs d’autres tremblements de terre, notamment celui de 1908 qui ravagea une fois de plus les villes de Reggio et de Messine. Mais c’est bien dans cette Calabre délaissée, dans ce bout du bout de la péninsule et dans les suites des tremblements de terre de 1783 qu’il convient d’aller chercher l’une des césures majeures entre le dix-huitième et le dix-neuvième siècle européen.

 

 

                                                           Pierre-Damien HOUVILLE

[1] Notons que ces déplacements de village sont une habitude assez courante en Italie, jusqu’à une période récente. Le même processus a été observé pour quelques villages après le tremblement de terre de la Marsica (Abruzzes) en 1915, en particulier pour le village de Gioia Dei Mardi, à Craco (Basilicate) après le glissement de terrain de 1963, ou pour quelques villages de l’Aspromonte, finalement abandonnées dans les années 1950 à 1970 et entièrement reconstruits sur la côte (Roghudi, Africo, Brancaleone).

 

Bibliographie indicative :

  • Mémoire sur les tremblemens de terre de la Calabre pendant l’année 1783.
    Par le commandeur Déodat de Dolomieu. A Rome, chez Antoine Fulgoni, avec permission du Supérieur. 1784.
  • Relation des derniers tremblemens de terre arrivés en Calabre et en Sicile,
    envoyée à la Société Royale de Londres, par M. W Hamilton. A Genève, chez Paul Barde, libraire. 1784.
  • Nouveaux détails historiques et météorologiques du tremblement de terre de Messine et de la Calabre ultérieure, arrivé le 5 février 1783. A Paris, Chez Cailleau, imprimeur-libraire. 1783.
  • Istoria de’fenomeni del tremoto avvenuto nelle Calabrie e nel Valdemone nell anno 1783. Volume de planches de l’ouvrage de Michele Sarcone (1732-1797). Planches gravées par Antonio Zaballi d’après les dessins de Pompeo Schiantarelli. Academia delle scienze et delle belle lettere di Napoli. 1784.
Étiquettes : , , , Dernière modification: 2 mai 2025
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