Claudio MONTEVERDI (1547 – 1643)
L’Orfeo
Favola in musica, en un prologue et cinq actes sur un livret d’Alessandro Striggio, créé à Mantoue en 1607.
Julian Prégardien, Orfeo
Gwendoline Blondeel, la Musica, Euridice
Marie Perbost, Ninfa, Proserpina,
Eva Zaïcik, Messageria, Speranza
Cyril Auvity, Apollo, Eco, Pastore, Spirito
Luc Bertin-Hugault, Plutone, Pastore, Spirito
Luigi De Donato, Caronte, Spirito
Vlad Crosman, Pastore, Spirito
Paul Figuier, Pastore
Les Epopées
Stéphane Fuget, direction
Digipack 2 CDs, collection opéra italien N°7, Château de Versailles Spectacles, 110′
Il y a pléthore, abondance voire opulence ! L’Orféo de Monteverdi semble depuis toutes ces années être l’objet de tous les désirs et nombreux sont les ensembles à graver sur le disque (à défaut du marbre) leur interprétation de cette œuvre matricielle de la naissance de l’opéra moderne. Les lecteurs attentifs de nos pages auront remarqué les récurrences de parution de l’œuvre (on vous laisse compter…), dirigées par Emiliano Gonzalez Toro (chez Naïve), Leonardo Garcia Alarcon (Alpha) ou Andrew Parrott (Avie). Une frénésie de parution qui semble même toucher Château de Versailles Spectacles, le présent enregistrement paraissant à peine plus d’un an après une très recommandable version signée Jordi Savall (toujours chez CVS).
Il faut dire que cette genèse possède le charme des contrées à conquérir. Partition parcellaire, sommaire par certains aspects et livret à la dramaturgie éternelle, l’Orfeo ne demande qu’à être façonnée, modelée dans ses contours, parée dans ses atours, révélée et ciselée par des choix interprétatifs à même d’en redessiner les contours. Et dans une œuvre charnière, pouvant autant briller par ses aspects madrigalesques que par ses ornementations baroques selon les voix et les mains qui en caressent les notes, la courtiser, l’appréhender et tenter de la séduire s’avère un chemin pouvant être semé d’embûches. Si certains ont entamé la catabase dès la Toccata pour ne plus jamais réapparaître à la lumière (on est gentil, on taira les noms), nombre d’ensembles poussent l’application, le soin et la rigueur à un degrés tel que leur enregistrement de l’Orfeo marque durablement la signature musicale de la formation.
Et dans la kyrielle des interprétations emplies de personnalité, celle de Stéphane Fuget à la tête des Epopées était attendue, tant depuis sa création en 2018 la compagnie a su se définir au sein des ensembles historiquement informés par une personnalité marquée, aux interprétations aussi luxuriantes que maîtrisées. Et ne cachons pas que le concert donné dans le Salon d’Hercule du château de Versailles en novembre dernier, avec une distribution vocale différente mais des choix interprétatifs proches de ceux du disque, nous a mis dans de forts bonnes dispositions.
D’entrée, dès l’initiale Toccata, Stéphane Fuget ses musiciens mettent en exergue une approche typée de l’Orfeo, très loin d’une austérité sépulcrale mais au contraire vivante et vivifiante, comme dévêtue de la robe de bure évoquée par la thématique pour restituer et exalter toute la profusion de l’œuvre, sa richesse musicale. Tout est relief entre les instruments qui semblent occuper un espace aux confins lointains et sonores. Volume également, les instruments se déployant avec une effervescence fertile en évocation de sentiments multiples, en une théâtralité ayant le charme de la stature et de l’assurance, ou a contrario il pourra être reproché des accents par trop pastoraux, sur le fil d’une certaine naïveté. Car l’instrumentation des Epopées ose se départir des chemins depuis longtemps balisés pour en explorer de plus audacieux. Stéphane Fuget insuffle à la partition d’osées variations de tempi, conjuguant d’une mesure à l’autre épure madrigalesque et cicéronnades méditerranéennes avec la même ferveur, dilatant le temps, fragmentant la partition en autant de layons musicaux, éclosant pour aussitôt se refermer et laisser à d’autres la joie de la germination. De multiples facettes qui s’éclairent, captent l’auditeur, le stimulent, au risque que cette profusion ne soit par moment tapageuse et ne tende au surlignement. Là des cornets en verve mais aux œillades quelques peu aguicheuses[1], ici des percussions qui à force d’être présentes finissent par être un peu envahissantes. L’accentuation des lignes, le bouillonnement des ornementations, les courbes et contre-courbes, révèlent les couleurs de l’œuvre, dans toute sa modernité baroque, au risque de flirter par moment avec une certaine étrangeté, difformité maniériste à laquelle aurait sied une plus grande sobriété.
Stéphane Fuget, avec cette interprétation pleine de panache se ralliera sans doute autant d’inconditionnels que de détracteurs, faisant la moue devant autant d’audace. Le plateau vocal a lui aussi les allures des soirs de première. Julian Prégardien endosse le rôle d’Orfeo avec un charisme vocal indéniable, déclamation réfléchie, voix grainée, agilité solaire et intonations réfléchies du plus bel effet. Dire que le costume lui va bien serait réducteur tant il incarne Orfeo dans toute la complexité de ses sentiments et de ses tourments, délivrant (notamment) un A lei volt’ho il camin (Acte III) pétrifiant de beauté, aux coloratures d’une grande expressivité. A ses côtés, Gwendoline Blondeel, à la fois dextre et subtile, incarne les multiples visages d’Euridice (et de La Musica) avec la clarté vocale et la précision d’intonation que nous lui connaissons, en faisant l’une des interprètes les plus remarquables de ces dernières années. Dire que Marie Perbost (Ninfa, Proserpine) et Eva Zaïcik (Messaggiera, Speranza) auraient de par leur talent respectif mérité des rôles plus étoffés va sans dire et si l’on peut émettre un regret c’est bien que le disque ne rende pas forcément hommage à leur spécificité vocale et à la personnalité dont elles font preuve sur scène. Cyril Auvity (Apollo, Eco, Pastore, Spirito) et Paul Figuier (dans un modeste rôle de berger) complètent un plateau vocal de très haute tenue, que nous aurions apprécié réunit sur scène, tandis que Luigi De Donato, en Caronte développe une stature vocale puissante, posée, une immuabilité à la fois réconfortante et inquiétante, à l’exact attendu du rôle.
La partie aux enfers se meut sous la direction de Stéphane Fuget en une variation musicale aux tonalités forcement plus sombres, plus minérales et froides, à la musicalité par moment aussi effrayante que caverneuse, Les Epopées conservant dans ces éléments centraux de la dramaturgie intacte leur capacité de se jouer de la malléabilité de la partition, qui se charge juste en acidité, en amertume, avant de nouveau laisser poindre l’espérance.
Vous l’aurez compris, rien n’est fade, rien n’est terne dans cet Orfeo très personnel. Les choix, partis pris, audaces du chef redessinent les contours d’une œuvre si connue, dont certains loueront qu’ils en accentuent la modernité, exaltent un mélange étonnant de spontanéité et de maniérisme. D’autres défenseurs d’une vision plus droite et épurée comme celle de la Venexiana (Glossa) n’y verront que coloriage superflu d’une partition qui n’a pas besoin de tant d’atours pour confiner au sublime. Alors, Enfer ou Paradis ?
Pierre-Damien HOUVILLE
Technique : enregistrement riche et capté de près, grande densité des masses et des timbres, et relief marqué.
[1] Décidemment une habitude dans nombre d’enregistrements, une sorte de « syndrome L’Arpeggiata » par trop réemployé.
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