Rédigé par 12 h 18 min Concerts, Critiques

Le bûcher des vanités (Haendel, Semele, Yende, Le Concert d’Astrée, Haïm – Théâtre des Champs-Elysées, 6 février 2025)

Pretty Yende © Vincent PONTET

Georg Friedrich HAENDEL
Semele HWV 58 (1744)
opéra en trois actes à la manière d’un oratorio sur un livret de William Congreve, d’après Les Métamorphoses d’Ovide

Pretty Yende, Sémélé
Bel Bliss, Jupiter
Alice Coote, Junon
Brindley Sherratt, Cadmus / Somnus
Niam O’Sullivan, Ino
Carlo Vistoli, Athamas
Marianna Hovanisyan, Iris

Choeur du Concert d’Astrée (direction Richard Wilberforce)
Orchestre du Concert d’Astrée
Emmanuelle Haïm, direction

Oliver Mears, mise en scène
Sarah Fahie, chorégraphie
Annemarie Woods, scénographie et costumes
Fabiana Piccioli, lumières

Théâtre des Champs-Elysées, Paris, représentation du jeudi 6 février 2025

Imaginez qu’à Thèbes les couloirs de la Cadmée aient les allures dédaliques du palace de Shining, parsemés d’appliques murales aux néons blafards évoquant moins la lumière de l’été grec que la moiteur malsaine des Damnés (ceux de Visconti) ou de Portier de nuit (celui incarné par Dirk Bogarde pour Liliana Cavani).  Dans cet hôtel d’une époque révolue, figé quelque part au mi-temps des années 60/70, engoncé dans un mobilier tendance fin d’ère Art Déco sans âme, déambulent des personnages étriqués, aux costumes aussi affriolants qu’un défilé de mode albanais sous Enver Hoxha, aux mines aussi déconfites qu’un jour de paie dans l’Espagne de Franco.

Oliver Mears, directeur du Royal Opera de Londres signe ici sa première mise en scène parisienne. Il délaisse ouvertement la Grèce pour un décor aux accents très cinéphiliques, faisant ressurgir une esthétique qui rappelle le Luis Buñuel des dernières années (Le Fantôme de la Liberté, Cet obscur objet du désir), référence avouée du metteur en scène, ou plus généralement une ambiance oppressante, révélatrice des tourments des personnages (sommes-nous si loin du très opératique Oiseau au plumage de cristal de Dario Argento ?).  Si au centre de la scène trône une imposante et molochienne cheminée en céramique brunâtre qu’époussette Semele dès l’ouverture de l’œuvre, élément dont l’usage futur apparaît hélas un peu téléphoné, avouons que cette esthétique à la fois très référencée et décalée, nous séduit initialement.

© Vincent PONTET

Ajoutez à cela un Cadmus (Brindley Sherratt) lookalike d’Ernst Stavro Blofeld (grande période avec Donald Pleasance bien sur) et un Athamas (Carlo Vistoli) aux allures de Spirou et décidément vous vous sentirez en bonne compagnie. Quel dommage alors qu’Olivier Mears ne pousse le jeu plus loin. A l’esthétique si particulière d’un certain cinéma des années 60/70 il aurait fallu conserver l’audace, l’irrévérence, le goût de la provocation d’un Buñuel ou d’un Kubrick. En glissant de la tragédie mythologique vers le drame bourgeois le Sémélé d’Olivier Mears perd la dureté marmoréenne des sentiments, sans pour autant trouver matière à ironie et indocilité. Elle apparaît bien sage (et au final un peu nouille ?) notre Sémélé, qui à trop vouloir s’élever finit par se brûler. Est-ce l’amour ou le désir d’ascension sociale qui meut Sémélé ? Olivier Mears ne donne pas la réponse, rejetant l’ingénue au rang de maîtresse humiliée, déshonorée et bafouée, torpillée dans le fracas des ambitions.

Il y avait pourtant matière à faire avec le livret resserré mais aux nombreux sous-entendus que tire des Métamorphoses d’Ovide William Congreve pour cette œuvre tardive (1744) et initialement peu appréciée de Georg Friedrich Haendel.  Un livret en anglais initialement dévolu à John Eccles (1668-1735) et qui finalement échoue à Haendel après quelques remaniements (sans doute de la main de Newburgh Hamilton). Variation thébaine où une jeune lorette cherche à s’extirper de sa condition au risque de défier Jupiter, intrigue complexe dans laquelle se déploient rivalités et jalousies, digression du livret vers des amours parallèles (Athamas et Ino[1]). Sémélé est-elle remarquable par sa détermination ou risible par sa vaine obstination ?  Est-elle héroïne indépendante ou jouet de toutes les rivalités, masculines comme féminines ? Oui, il y avait matière à transposition temporelle du riche opus haendélien, et bien évidemment dans les sociétés européennes conservatrices des années 60. Mais la mise en scène d’Olivier Mears, plus illustrative que féconde, malgré la beauté formelle de son esthétique, nous laisse sur notre faim par trop de sagesse et manque de déraisonnable.

© Vincent PONTET

Vocalement tout se tient, et fort bien. Pretty Yende, pour sa première vraie et très attendue incursion dans le répertoire baroque compose une Sémélé à l’aise avec les mélismes, figure sensible et touchante, que l’on aurait souhaité exprimant avec plus de force l’ambition du personnage, mais jamais aussi touchante que dans les arias les plus intimes, à l’exemple du célèbre O sleep… (Acte II, scène 2) où la belle implore morphée sur un évocateur lit rond dressé de satin vert, très seventies, sans doute récupéré d’Emmanuelle. Ambitieuse trahie, délaissée et finalement perdue, Sémélé émeut de justesse de caractère, de sensibilité vocale dans les déchirants arias de fin d’œuvre, à l’exemple du mesuré mais pétrifiant Ah me ! too late (Acte III, scène 7), où son abdication résonne déjà comme un dernier soupir. Pretty Yende, toujours juste et sensible dans un rôle demandant plus d’incarner les facettes multiples du personnage que de briller par sa puissance vocale, impose un personnage d’héroïne qui balloté entre ses rêves et l’apprêté jupitérienne se dévoile blessée, fragile, vulnérable et donc d’autant plus humaine.

Personnage central, nœud gordien du drame, l’opéra brille également par la galerie de personnages faussement secondaires l’entourant. Carlo Vistoli, grand habitué du répertoire, compose un Athamas d’un charisme indéniable, à la fois puissant et juste, s’imposant de sa voix et de son jeu de scène dans quelques arias mémorables, dont le flamboyant Despair no more à la fin de l’Acte III.  

La basse Brindeley Sherratt, belle présence scénique mais vocalement un peu compassé dans les premiers récitatifs de Cadmus, trouve matière à composition et à déploiement de sa dextérité vocale dans le rôle de Somnus, campé en Diogène émergeant d’une baignoire crasseuse au milieu d’immondices de bouteilles plastiques pour un mémorable Leave me, loathsome light, suivi d’un non moins remarquable More sweet is tha name (Acte III, scène 1) pour ce qui est à mentionner comme l’une des plus belles performances vocales de la soirée.  

Si Marrianna Hovanisyan hérite d’un rôle l’Isis sans relief marquant, Alice Coote campe elle une Junon d’une grande présence scénique, flirtant avec l’outrance sans verser dedans, même si elle aurait pu apparaître vocalement plus posée, plus sobre dans ses accentuations.

© Vincent PONTET

Jupitérien, le ténor américain Bel Bliss l’est, ou du moins le devient, les premiers récitatifs de l’œuvre le trouvant un peu en retrait, un peu déclamatoire dans l’Acte I. Comme un tour de chauffe semble-t-il tant il s’éveille et s’impose de par sa puissance et sa souplesse vocale dans les grands airs de fin d’œuvre, impressionnant d’aplomb dans le Come to my arms (Acte III, scène 4), d’une juste élégance et d’une belle projection dans le Ah, whither is she gone (Acte III, scène 5). Un Jupiter d’une présence olympienne, mais aussi une figure masculine sacrificielle, n’hésitant pas (ou peu) à sacrifier dans l’antre incandescente déjà citée la belle Sémélé dans une scène d’une esthétique digne des grandes heures horrifiques de la Hammer.

A la tête du Concert d’Astrée, Emmanuelle Haïm délivre une partition à la direction parfaitement maîtrisée, homogène dans ses sonorités, aux cordes graciles et qui, si elle aborde l’ouverture avec une tempérance un peu extrême, se révèle particulièrement remarquable dans l’articulation du chœur et de l’orchestre, dans une œuvre où se dernier est largement sollicité, serviteur aussi majestueux que ténébreux du drame se jouant sur scène.

Une représentation toute en contrastes donc, vocalement séduisante et adoubant Pretty Yende, belle du jour, dans le répertoire de Haendel, mais dont la mise en scène, guidée par des partis pris assurément audacieux, peine à complètement convaincre par une audace trop mesurée, en cela éloignée de l’époque cinématographique à laquelle elle se réfère. Une impression partagée, le public à l’issue de la représentation se clivant dans une belle atmosphère de première parisienne, où les quelques huées à l’adresse du metteur en scènes sont immédiatement couvertes par des applaudissements appuyés et autres bravos louangeurs.

Il vous reste jusqu’au 15 février pour vous forger votre opinion, avant séances de rattrapage cet été à Covent Garden.

 

                                               Pierre-Damien HOUVILLE

[1] A ce titre, nous invitons les lecteurs curieux à creuser le filon des suites de la mythologie et à rechercher pourquoi l’une des régions les plus reculées et montagneuses de Grèce se nomme l’Athamanie.

 

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