Claudio Monteverdi (1567-1643)
Orfeo, Favola in musica sur un livret d’Alessandro Striggio (v. 1573-1630) représentée à Mantoue en 1607
Emiliano Gonzalez Toro, ténor : Orfeo
Emöke Barath, soprano : Euridice, Musica
Natalie Perez, mezzo : Messagiera
Alix Le Saux, mezzo : Speranza, Pastore III
Mathilde Etienne, soprano : Proserpina
Jérôme Varnier, basse : Caronte, Spirito
Nicolas Brooymans, basse : Plutone, Pastore IV
Fulvio Bettini, baryton : Apollo, Spirito, Eco
Zachary Wilder, ténor : Pastore I, Spirito
Juan Sancho, ténor : Pastore II, Spirito
Alicia Amo, soprano : Ninfa
Ensemble instrumental I Gemelli – Ensemble vocal de poche
Emiliano Gonzalez Toro, direction
2 CDs, Naïve, enregistré en janvier 2020 à Montpellier.
On ne reviendra pas sur l’histoire de cet Orfeo mythique et mythologique, ou cette page n’y suffira plus. Considéré comme le premier opéra de l’histoire, (« considéré » car il y eut l’Euridice perdue de Peri ou de Caccini et qu’il est toujours difficile de mettre un point de départ à cette forme), cet Orfeo créé en 1607 dans les appartements du palais ducal de Mantoue pour la très select Accademia degli invaghiti, se voit pour cette nouvelle parution paré d’une approche novatrice, extrêmement pensée, et dirigée par le ténor suisse d’origine Emiliano Gonzalez-Toro d’origine chilienne, familier du rôle titre, et qui a rendu hommage dans son récital Soleil noir chez Naïve à Francesco Rasi, son homologue lors de la création mantovanne de l’Orfeo.
Cette production, qui tourna sur les scènes de Paris et Toulouse fin 2019, n’a malheureusement pas pu être jouée en version de concert cet automne à Metz et Versailles.
La première difficulté du critique, pour une œuvre-phare comme celle-là pour laquelle nous alignons sur nos étagères plus d’une dizaine de versions de référence, est celle de ne pas nous lancer dans une écoute comparative saucissonnée, et d’appréhender cette réalisation dans sa cohérence et sa globalité. Car de nouveauté, de choc sonore, de révolution monteverdienne il n’y aura point. Le chef et chanteur l’avouait lui-même, le processus musicologique ne se traduit pas ici par une relecture sonore fondamentale tant la science a progressé sur ces 20 dernières années, sans même mentionner Hindemith, ou le choc de la version d’Harnoncourt de 1968 (Teldec) parée de ses sonorités brutes et si texturées…
Mais revenons à la lecture d’Emiliano Gonzalez Toro. Dès la Toccata introductive, l’empreinte du chef s’impose, celle d’un Orfeo méditerranéen, au continuo incroyablement luxuriant, à l’orchestre – I Gemelli – précis et souple, superbement coloré, aux tempi vifs et dansants. L’urgence théâtrale, le naturel fluide de la direction emporte l’adhésion, quand bien même la superbe basse continue et ses cordes pincées s’avèrent aussi beaux qu’envahissants. A l’inverse d’Andrew Parrott qui préconisait de ne pas employer les cordes pincées dans les ritournelles, et de s’en tenir à un continuo discret, et aux sonorités attaché à chaque personnage (cf. son riche entretien à Gramophone), E. Gonzalez Toro a fait le choix d’un foisonnement émerveillé. Penchons-nous d’abord du côté des flûtes et cornets, de la harpe triple, d’un rare ceterone reconstruit qu’on entend hélas trop peu (archicistre aux cordes en laiton différent du chitaronne habituel), de l’orgue et du clavecin (tenu par Violaine Cochard), pour se réjouir de ce petit monde fourmillant et spontané, aux accents presque populaires. Il y a dans cette bergerie d’Arcadie comme un air de véritable campagne, loin des afféteries d’un Watteau. On pense à l’énergie vitale de l’Arpeggiatta avec davantage de rondeur, à un Savall en moins rêveur et moins dramatique. Loin de l’épure marbrée et madrigalesque de La Venexiana (Glossa), de la précision élégante d’Andrew Parrott (Avie), c’est un Orfeo qui nous rappelle celui d’Alessandrini (Naïve) dans son italianité solaire en plus aéré, tandis que le kaleïdoscope tourbillonnant et l’éloquence chaleureuse font immanquablement penser à Garrido (K617).
Du côté des voix, l’Orfeo d’Emiliano Gonzalez Toro campe un Orfeo vibrant et chaleureux, rayonnant de sensibilité. Le recitar cantando souple et compréhensible, malgré une émission parfois nasale, convainc même si la tessiture du rôle paraît trop haute pour le ténor. La virtuosité omniprésente prête davantage à controverse : le fameux « possente spirito », abordé à une cadence contemplative, met bien en valeur les cascades d’ornements. Malheureusement, Gonzalez Toro délivre une prestation insuffisamment articulée et un chant de gorge trop lié, encore une fois bien éloignée des deux prestations confondantes de Nigel Rogers à la netteté rugueuse autrement plus naturelle (avec Jürgens puis Medlam). La douce Euridice (qui interprète aussi la Musica du Prologue) d’Emöke Barath déploie une sensualité altière, magnifique dans l’acte IV lors de la séparation définitive avec son aimé. On sera plus réservé quant à la Messagère de Natalie Perez, dont la funeste révélation est délivrée avec un expéditif empressement (la faute aux tempi du chef). De même, la Speranza d’Alix Le Saux est également trop cursive et étrangement absente (bien loin du Bowman en apesanteur de la version Jürgens ou de l’intense Catherine Denley chez Medlam) ; quant au Caron à la tessiture trop légère dans les graves de Jérôme Varnier au tempo encore une fois trop rapide, qu’accompagne un orgue regale bavard, il finit par confiner au rôle de petit vieux ronchon. Pareillement, le Pluton un peu engorgé et manquant de stabilité de Nicolas Brooymans, enveloppé de son trombone nasillard et bouchonné, confère à la scène une bonhomie presque comique hors de propos, aux côtés d’une Proserpine fragile de Mathilde Etienne au souffle court et à l’émission fermée.
Mais notre plus grande réserve est celle de la conduite dramatique de l’œuvre sur laquelle nous exprimons nos fortes divergences devant cette interprétation trop jubilatoire, à la tonalité résolument optimiste de bout en bout, à la virtuosité permanente et assumée : que le désespoir est passager, que les Enfers sont cléments, et que chantent et dansent les bergers, encore et encore alors que le continuo ornemente à tout va ! Si les festivités villageoises sont parfaitement rendues, c’est lorsque le malheur guette que l’optimisme du chef se refuse à admettre le coup du sort. Une Messagère peu intense lors de son arrivée initiale (mais qui se rattrape ensuite), un chœur de déploration trop léger, une difficulté à faire basculer le récit dans l’horreur affadissent la trame.
Pareil pour les Enfers aux cornets et sacqueboutes si jazzy, si moelleux, si confortables qu’on s’y loverait bien. De bien jolis ornements agrémentent la ligne, l’orgue regale se cache discrètement derrière la fanfare. Ce n’est plus un cortège infernal mais un petit nuage olympien. Idem pour le chœur insuffisamment différencié de celui du monde d’en haut et qui chante comme « Lasciate I monti » le « Nulla impresa per huom si tenta invano » de l’acte III, implacable jugement du Royaume de Pluton ciselé à la manière ronde madrigalesque. A tout prendre, il y avait chez Harnoncourt ou Jürgen Jürgens, avec leurs cornets aigres et leurs problèmes d’intonation des cuivres, une acidité autrement plus féroce, et dans les reprises des ritournelles et chœurs, une implacable violence et dureté du destin qu’on ne retrouvera hélas guère ici.
Idem, fallait-il que l’épouse du Dieu infernal (mutine Emöke Barath mais au phrasé trop court, seyant plus à une Poppée) soit à ce point entourée de cordes pincées, ce qui confère à sa plainte, déclamée trop distraitement, un petit air précieux de Roxane chez Cyrano ? Il y a aussi de bonnes idées, dont la réalisation laisse finalement à désirer : remplacer la brouette / tôle / machine à tonnerre usuelle par un hurlement de furies lors du fatal regard était des plus audacieux. Mais encore eut-il fallu que les Furies hurlassent. Ce qu’on entend est plutôt un pudique cri outragé de vestiaire féminin entrouvert au mauvais moment. L’acte V, ironique retour au monde d’en haut, inonde de nouveau l’auditeur de son soleil. Emiliano Gonsalez Toro n’en livre pas moins d’un de ses monologues les plus émouvants (« questo i campi ») presque murmuré. L’on regrette qu’il n’ait pas choisi plus tôt de promouvoir cette pudeur très théâtrale, ce tempo posé, ce passage plus déclamé que chanté, intense et concentré, que confirme un duo apollinien harmonieux.
En conclusion, malgré certaines limitations du côté des solistes, cet Orfeo se distingue par son efflorescence instrumentale luxueuse, emportant l’auditeur dans les mille et une nuits de timbres merveilleux avec élan. Pourtant, pour notre part, nous avouons ne pas avoir été convaincus par l’arc dramatique et ses nombreux contre-emplois. Voila un essai passionnant mais inégal que cette orgie orchestrale colorée, à la distribution inégale, où la musique passe avant la fable. Prima la musica.
Versions de référence conseillées :
Pour un Orfeo méditerranéen mais plus intelligible, on en restera au DVD de Savall (avec la magnifique mise en scène picturale de Gilbert Deflo – Opus Arte), à la tout aussi latine version de Garrido dans sa splendeur post-Renaissance. Ceux qui cherchent LA voix pour Orfée continueront de chérir la première version de Nigel Rogers, tandis que les partisans plus extrêmes d’un Orfeo de fer et de sang retrouveront les émois du défrichage d’Harnoncourt et de son continuo presque cinématographique (à chaque acteur et monde est attribué une esthétique différente). Enfin, nous avouons que l’approche madrigalesque intimiste et un peu planante de la Venexiana ou l’épure si réfléchie d’Andrew Parrott ne nous a pas laissé insensible.
Technique : enregistrement clair et équilibré, peu de jeux de spatialisation pour les entrées / sorties des chanteurs, pas de remarques particulières.
Viet-Linh Nguyen