Rédigé par 9 h 23 min CDs & DVDs, Critiques

Retour en Orfeo ! (Monteverdi, L’Orfeo, Savall, Le Concert des Nations, Château de Versailles Spectacles, 2023)

L’Orfeo,
Opéra en un prologue et cinq actes sur un livret d’Allessandro Striggio, crée à Mantoue en 1607.
Claudio Monteverdi (1567-1643)

Marc Mauillon, Orfeo,
Luciana Mancini, Euridice & La Musica,
Sara Mingardo, Messaggiera,
Marianne Beate Kielland, Speranza & Proserpina,
Salvo Vitale, Caronte & Plutone,
Furio Zanasi, Apollo,
Lise Viricel, Ninfa,
Victor Sordo, Pastore I & Spirito II,
Gabriel Diaz, Pastore II et Spirito IV
Alessandro Giangrande, Pastore III, Eco & Spirito I
Yannis François, Pastore IV & Spirito III

La Capella Reial de Catalunya
Le Concert des Nations
Jordi Savall, Direction,

Château de Versailles Spectacles, 2 CD, 109 minutes, 2023.

Jordi Savall a l’art de polir les joyaux ! Près de vingt après une première captation DVD (en 2002 pour Opus Arte, filmé au Grand Théâtre de Liceu de Barcelone) et après plusieurs directions en version scénique ou de concert, le voici qui s’empare une nouvelle fois du chef d’œuvre de Monteverdi, convoquant pour cela deux ensembles dont il est fondateur, la Capella Reial de Catalunya et le Concert des Nations, indissociables du chef catalan, et même une partie de la distribution d’il y a deux décennies, la contralto Sara Mingardo reprenant son rôle de la Messaggiera et le baryton Furio Zanasi, rôle-titre de la version du millénaire (ainsi que d’une autre version hautement recommandable, sous la direction de Rinaldo Allessandrini, Naïve, 2007), campe cette fois un Apollon de belle stature, imposant une présence charismatique d’une belle voix chaude dans les quelques scènes cruciales au déroulement de l’action qui lui sont dévolues. Outre ce disque, un DVD des représentations à l’Opéra Comique est paru chez Naxos.

Alors…redite réchauffée et opportuniste de la part d’un chef en panne d’idées cette nouvelle version ? Que nenni bien entendu, Jordi Savall s’appropriant une nouvelle fois cette œuvre phare pour mieux la revisiter, la polir et en donner une interprétation d’une gravité épurée aux airs de renaissance. L’effectif instrumental, moins étoffé qu’il y a vingt ans, se dépare de toute fioriture pour converger vers l’essentiel, l’expression des sentiments, le soulignement des méandres de la destinée. Le livret, concis, révèle une densité dramatique captivante que le Concert des Nations sertit en souplesse, la concentration de l’argument (moins de deux heures pour cinq actes) laissant peu de place à la parure un peu tapageuse d’une orchestration débridée même si l’Orfeo jouit encore d’un instrumentarium opulent de la fin de la Renaissance que le chef dévoile plus sobrement qu’autrefois. L’Orfeo, œuvre de (quasi) genèse de l’opéra à la charnière de la Renaissance et du Baroque s’épanouit et s’apprécie d’autant mieux dans cette interprétation privilégie la rigueur rythmique, le grain des instruments et le relief subtilement posé entre chacun des protagonistes, chanteurs ou musiciens. La Toccata initiale, pourtant portée avec force cuivres, est moins fanfare martiale qu’appel gracieux à suivre l’intrigue, une ouverture comme une invitation à la concentration, dont la méticulosité raffinée séduit d’emblée. L’instrumentation suit ce désir de strict respect des habitudes italiennes, cornets, lirone et chitarrone donnant aux parties orchestrales des sonorités plus apennines que mantouanes, en particulier dans les nombreux moments champêtres, d’une très belle sobriété.

Si cet Orfeo brille et se distingue par la justesse de son interprétation, dont nous soulignons une fois encore le raffinement épuré là où certains ne verront peut-être qu’austérité dépouillée, le plateau vocal mérite également que l’on s’y attarde, alternant entre figures déjà entendues dans la vaste discographie de Jordi Savall, et nouveaux venus. Apprécié du chef espagnol, qui a déjà gravé avec lui un enregistrement de l’Alcione de Marin Marais (Alia Vox, 2020), Marc Mauillon est particulièrement à l’aise dans le répertoire baroque ancien, dans lequel sa belle tessiture et son timbre à la fois chaud et puissant, lui permettent d’aborder un large panel d’œuvre. Dans le rôle-titre d’Orfeo, il campe un demi-dieu familier et (trop) humain, dont le timbre d’une minéralité rocailleuse sied à ce personnage d’une innocence touchante et un brin naïf en début d’intrigue. C’est dans les premiers actes que nous l’apprécions le plus, car, quand l’argument se corsant il s’affirme, c’est avec quelques effets théâtraux, quelques joliesses qui pour le coup tranchent avec la probité rigoureuse de la direction et il peine à incarner le demi-dieu, sa spontaneité reflétant davantage le caractère d’un jeune homme en devenir. Et quand il se laisse aller à quelques italianismes, vocalisant, c’est une démonstration de talent qui finalement apparaît comme une certaine incongruité.

Luciana Mancini, dans ses rôles de Musique et d’Eurydice fait une nouvelle fois la preuve de sa capacité à capter l’humanité de ses personnages dans leur plus grande simplicité et à en retranscrire les fragilités, fêlures ou même failles, apte à faire ressentir au public les évolutions sentimentales et le tragique de la destinée du personnage. Voix souple et d’une grande clarté, son Eurydice reste forte dans les tourments du personnage, et si les ornements dont elle est capable séduisant le plus souvent, là aussi nous n’aurions été contre une tempérance gardée d’un bout à l’autre de la partition, regrettant quelques élans démonstratifs peu appropriés.

Stentorien, incarnant un Charon pétrifiant d’une voix sombre aux accents de caverne, mais en même temps d’une grande souplesse, le sicilien Salvo Vitale s’avère l’une des plus belles réussites de ce plateau vocal, dont les intonations d’une majesté olympienne figent l’intransigeance du personnage, contribuant ainsi grandement à rendre palpable la progression dramatique de l’œuvre à chacune de ses interventions.

Un plateau vocal qui s’avère donc cohérent, même s’il gagnerait à faire preuve d’une plus grande homogénéité dans la sobriété des affects, héritage peut-être d’une production pensée pour la scène, où quelques rodomontades vocalement gracieuses attirent souvent les faveurs du public. Notons à ce titre que cet enregistrement est la reprise, avec une distribution quasi identique, de la production donnée à l’Opéra-Comique, à l’Opéra Royal de Versailles et à l’Opéra du Grand Avignon en 2021, avec une mise en scène initiale assez indigente signée Pauline Bayle, dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle avait fait couler beaucoup d’encre au moment de sa création.

Œuvre à la dramaturgie resserrée, radicalement novatrice lors de sa création à Mantoue en 1607, et cela même si le titre de « premier opéra » dont elle est régulièrement affublée est largement sujette à débats – on ne reviendra pas sur l’Euridice de Peri par exemple -, cet Orfeo de Monteverdi fut un succès entraînant dans la foulée la commande de l’Arianna (dès 1608, dont seul le classique Lamento d’Arianna est parvenu à nos oreilles). L’histoire d’une catabase tragique où les personnages sont finalement moins le jouet des humeurs divines, comme dans nombre d’œuvres ultérieures, que confrontés à leurs propres sentiments, leurs hésitations et finalement leurs choix, dont les ressorts peuvent être tragiques. Monteverdi compose avec son Orfeo une œuvre charnière dans l’histoire de la musique, une trame support à de multiples variations (dont celle d’Antonio Sartorio, recrée en juin dernier à Montpellier) dont Jordi Savall s’empare de nouveau pour donner une version épurée, respectueuse tant de la gravité de l’intrigue originale que du style de Monteverdi, qui a quarante ans s’était jusqu’alors épanouit essentiellement dans l’art madrigalesque, devant patienter quelques années encore et ses années vénitiennes de fin de carrière pour réellement s’accomplir dans des formes musicales plus légères.

Un classique donc, dont Jordi Savall, Le Concert des Nations et la Capella Reial de Catalunya nous offrent à la fois une nouvelle approche dans une discographie de l’Orfeo très étoffée, mais aussi une relecture par le chef catalan de ses premières approches de l’œuvre, comme un fusain à la beauté primaire et minérale.

 

                                                                       Pierre-Damien HOUVILLE

 

 

Étiquettes : , , , , , , , , , , , , Dernière modification: 23 mars 2024
Fermer