Carnet de Festival (3) : voyage au centre de la Terre (Louis XIII, Correspondances, Daucé ǀ Misteria Paschalia, Cracovie, 8 avril 2023)

“Et, sur les consuls ivres et sur les sénateurs, sur les chevaliers, les poètes, les philosophes ivres, sur les danseuses et sur les patriciennes, sur ce monde encore tout-puissant mais qui avait perdu son âme, sur ce monde qui roulait vers l’abîme dans son orgie suprême et fleurie, de l’épervier d’or tendu sous la voûte pleuvaient, sans trêve, des roses. Dehors, c’était l’aube.” (Henryk Sienkiewicz, Quo vadis)

L’Ensemble Correspondances au fond de la mine © Adrian Pallasch

Musique à la cour de Louis XIII

Antoine Boësset (1586–1643) : Reine que je sers et que je connais (Concert de Diane et ses Nymphes) ; Dialogue d’Orphée & sa troupe & des Hamadryades qu’ils attirent

Pierre Guédron (ca. 1570 – ca. 1620) : Cesse mortel d’importuner (Juste mespris de saincte Agnez) ; Quels tourments [quel espoir de guérir]

Jacques Champion de Chambonnières (1602–1672) : L’Entretien des Dieux

Etienne Moulinié (1595–1676) : Il sort de nos corps emplumés (Concert de différents oyseaux) ; Rompez les charmes du sommeil (Air de la Ridicule)

Louis Couperin (ca. 1626–1661) : Fantaisie pour les Violes

Antoine Boësset : Noires forets, demeures sombres ; Je suis l’adorable Équité (Récit de la Félicité, la Justice, et les Amours)

Louis Couperin : La Piémontoise

Antoine Boësset : Segua chi vuol iniquo Amore

Michel Lambert (1610–1696) : Dialogue des Trois Grâces ; Tout l’univers obeit à l’amour ; Ombre de mon amant ; D’un feu secret

François de Chancy (1600-1656) : Rares fleurs, vivante peinture

Marie-Frédérique Girod, Caroline Bardot, Eva Plouvier, sopranos
Paul Figuier, contre-ténor
Jordan Mouaïssia, ténor
Etienne Bazola, basse

Ensemble Correspondances :
Mathilde Vialle, viole de gambe
Nicolas Wattine, théorbe
Sébastien Daucé, clavecin et direction

Chapelle Sainte Kinga de la mine de sel de Wielicza, Pologne, samedi saint (8 avril 2023).

Ce soir-là, le festival rejoignait l’imaginaire de Jules Verne, avec l’expérience exceptionnelle d’un concert souterrain, dans le décor grandiose et dantesque d’une salle de bal sortie d’un conte de fée, dans les entrailles de la mine de sel de Wieliczca. Wieliczca, c’est un autre monde, après celui des splendeurs de la Cracovie médiévale et Renaissance. Voici les damnés de la Terre, à 10km de la cité des Empereurs. Le lieu est ancien, très ancien : exploitée depuis le 10ème siècle à la recherche de l’or blanc, labyrinthe de tunnels – les plus anciens depuis le XIIIème mais la majorité remontant aux XVIIIème et XIXème siècles – ce dédale dont on ne visite qu’une partie jusqu’à 135m recèle des splendeurs : des lacs salins, un sanatorium, et puis cette immense chapelle dédiée à Sainte Cunégonde, patronne des mineurs, Sainte Kinga. Et c’est en ce lieu magique, dantesque, digne de la Belle & la Bête ou des contes de fées, cerné de bas-reliefs dont un impressionnant massacre des Innocents ou encore une Cène, éclairé de lustres de cristal (salin), que nous avons retrouvé, presqu’à contre-emploi, les salons du Louvre pour un concert dédié aux airs de cour sous Louis le Mélancolique. 

© Muse Baroque, 2023

Nous ne savons plus trop où nous sommes. Le lieu, à l’étrangeté brillante, transfiguré par les projections lumineuses subtiles de figures géométriques, son autel aux formes classiques rassurantes, et cette musique, profane et universelle, qui aurait pu paraître déplacée et tellement plus approprié à l’intimité moelleuse d’un salon et qui s’épanche, sur les 54m de longueur de ce rectangle aux oreilles attentives. Certes l’acoustique est un peu moelleuse, privilégiant la viole de Mathilde Vialle, et l’on entendra guère le théorbe de Nicolas Wattine. De même le contrepoint est moins délimité qu’à l’ordinaire, et nettement plus confus que le disque correspondant (Harmonia Mundi). Mais quelle concentration puissante, quelle poésie, quel soin maniaque d’orfèvre dans ces petits bijoux précieux et mythologiques ! L’art musical français de la cour de Louis XIII a pâti du soleil de son successeur. L’on imagine souvent qu’il n’y a rien ou pas grand-chose, d’ailleurs, Mazarin ne fera t-il pas venir Cavalli pour l’Ercole Amante (1662) ? L’on en oublie presque que Louis XIII apprenait dès l’âge de 9 ans à jouer du luth, et chanter d’une belle voix de basse (comme son fils), qu’il composait même : subsiste un “Tu crois ô beau soleil” – hélas absent ce soir du programme –  qui fut réputé en son temps. Légende ? L’on dit qu’au siège de La Rochelle il écrivit lui-même la royale musique de sa messe ! Et ce roi pudique, mélancolique, mais loin de la caricature de marionnette apathique dont on l’affuble, fut un fervent propagateur du genre de l’air de cour, sorte de continuation de vignettes monodiques de la fin de la Renaissance à l’image des canzoni et frottole de la cour de Ferrare.  

© Muse Baroque, 2023

L’on sait les affinités de Sébastien Daucé pour ce répertoire, et son approche infiniment nuancée, très articulée, d’une subtilité douce et lumineuse fait merveille. Les pièces présentées jouent habilement sur les effectifs et les textures, et permettent ainsi de sculpter de petits ivoires d’une finesse que l’acoustique trop réverbérante de la chapelle de sel brouille. On distingue en particulier les voix de dessus du trio de Marie-Frédérique Girod, Caroline Bardot, Eva Plouvier, d’une clarté brillante et d’une élégante précision dans les ornements, et à la fusion des timbres troublante. De même, la basse stable et animée d’Etienne Bazola, très convaincante et attentive au texte, est tout à fait remarquable. Entre le monde encore Louis XIII de Boësset et Lambert qui annonce déjà une ligne plus épurée et plus mélodique (superbes “Tout l’univers obeit à l’amour” et “Ombre de mon amant” à la préciosité contenue), aidé par le cadre fantasmagorique et les projections lumineuses de motifs de rosaces, Sébastien Daucé a cette nuit transformé les entrailles salines en célestes vapeurs.

Viet-Linh Nguyen

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