Rédigé par 15 h 05 min Entretiens, Rencontres

Entretien avec Benjamin Lazar, comédien et metteur en scène, à propos du spectacle Visions d’après Francisco de Quevedo

Entretien avec Benjamin Lazar, comédien et metteur en scène à propos du spectacle Visions d’après Francisco de Quevedo. Il est l’heure de déjeuner, et nous privons Benjamin Lazar de quelques minutes précieuses de sustentation… Souriant, un brin fatigué, toujours élégant, le voici qui s’installe sur ce vieux fauteuil cabriolet de style Louis XV, au velours rouge râpé, pour cet échange en français contemporain.

Benjamin Lazar dans l'Autre Monde © Nathaniel Baruch

Benjamin Lazar dans l’Autre Monde © Nathaniel Baruch

« Il y a de la sensualité à voir le langage se déployer dans l’espace. »

Il est l’heure de déjeuner, et nous privons Benjamin Lazar de quelques minutes précieuses de sustentation… Souriant, un brin fatigué, toujours élégant, le voici qui s’installe sur ce vieux fauteuil cabriolet de style Louis XV, au velours rouge râpé, pour cet échange en français contemporain.

Muse Baroque : Benjamin Lazar, vous allez ce soir faire part de vos Visions, lors de la création à Arques la Bataille de ce spectacle avec Benjamin Alard autour de l’ouvrage de Francisco de Quevedo. Avant de parler de cette œuvre, de manière générale, ne pensez-vous pas que le choix du français restitué peut nuire à la compréhension du spectateur ?

Benjamin Lazar : D’un point de vue purement technique, non : la prononciation ne gêne pas du tout la compréhension d’un texte du XVIIe siècle, dont il ne modifie en rien la syntaxe. Il faut au spectateur un temps variable mais généralement assez court pour repérer les quelques différences entre la prononciation courante du français aujourd’hui et la prononciation employée au théâtre au XVIIe siècle.

Si vous me demandez ensuite si ce choix risque d’éloigner le spectateur d’une émotion « directe » que serait censée lui procurer une prononciation plus « naturelle », je vous répondrai que toucher le spectateur est une notion complexe, qui ne passe pas forcément pas le mimétisme de la vie quotidienne. L’espace théâtral est un lieu où l’on cherche à atteindre  les couches inférieures de l’épiderme sensible et mental. La prononciation restituée participe de ce décalage radical, décalage qui, s’il acquiert aujourd’hui une particulière dimension d’étrangeté que je revendique, existait d’ailleurs à l’époque. L’on sait désormais, par les recherches d’Eugène Green, que la prononciation qui s’unifie au théâtre au XVIIe siècle et qui perdure jusqu’au XVIIIe, avec ses consonnes renforcées, n’était déjà pas celle en usage dans la vie courante, à la cour ou à la ville.

L’on pourrait aussi parler de l’harmonie spécifique qui se crée, lors d’un travail avec un musicien baroque, quand ce travail sur la prononciation et surtout sur la déclamation rencontre le travail organologique et interprétatif fait sur la musique. Je pense que les spectateurs sont sensibles à la cohérence de ces deux approches, comme j’ai pu le constater depuis le Bourgeois Gentilhomme, monté avec le Poème harmonique, où le dialogue entre déclamation, musique et danse se faisait sur la base d’une démarche commune de compréhension des techniques interprétatives de l’époque. Aucune de ces trois démarches ne doit être figée et considérée comme close, mais je ne me lasse pas, pour ma part, de ce qu’offre au théâtre du présent cette plongée dans l’imaginaire et les corps du passé.

MB : Votre approche est celle d’une reconstitution – ou plutôt d’une recréation – globale, prenant en compte l’ensemble des aspects du théâtre baroque, qu’il s’agisse de la gestuelle, de la prononciation, des déplacements, de l’éclairage, des costumes et décors. Cela a été le cas pour le Bourgeois gentilhomme, Il Sant’Alessio ou Cadmus & Hermione… Est-ce que vous espérez, au même titre que la « révolution baroque » d’il y a 40 ans, que ce modèle va se généraliser et devenir la norme pour les spectacles baroques ?

B. L. : Je suis opposé à tout dogmatisme, et il serait bien triste qu’une approche singulière, issue d’une démarche personnelle et partagée avec une troupe de comédiens, devienne un jour une norme ! Ce que je souhaite c’est avant tout créer quelque chose de beau – je ne parle pas d’esthétisme. Au sein même de mon parcours, les choix scénographiques, par exemple, varient selon les spectacles. La source, pour moi, est dans la parole. Je pense à Étienne Binet et son Essay des merveilles de nature et des plus nobles artifices pièce très nécessaire, à tous ceux qui font profession d’éloquence (1622) qui écrit que « le monde entier est contenu dans la bouche ». J’ai eu l’occasion pour ma part de constater à quel point, avec certains textes de cette époque, la parole dressait à elle seule sa scène, ses décors, ses costumes et même sa lumière. Il faut ajouter à cela la gestuelle rhétorique, qui est une façon unique de lier la pensée inextricablement au corps, et de la rendre visible aux yeux des spectateurs. L’essentiel est là, ce qui fait que je ne me sens pas contraint d’utiliser systématiquement des toiles peintes pour donner vie à ce théâtre.

MB : L’éclairage, la mise en scène ne sont alors qu’accessoire par rapport au langage ?

B.L. : Non, c’est le troisième point, essentiel. Les bougies représentent une source fixe, qui conditionne la gestuelle et avec laquelle l’acteur doit jouer, savoir créer des ruptures et des moments selon qu’il s’en éloigne ou s’en rapproche. Cet éclairage agit donc directement sur l’art de l’acteur. On pourrait parler également de la qualité de lumière inégalable par tout moyen électrique qu’apporte cette lumière, tant pour l’acteur que pour le spectateur ; ou encore d’une qualité essentielle dans l’éclairage de théâtre : ne pas tout montrer, brouiller les pistes du regard.

MB : Parlons à présent de ce spectacle de Visions, en collaboration avec Benjamin Alard. On a l’impression qu’il s’inscrit dans l’optique de l’Autre Monde d’après Cyrano de Bergerac par son côté rêveur et fantasque ?

B.L. : Je connais Benjamin Alard depuis des années ; nous avions déjà monté ensemble un récital de clavecin et de poésie en Russie, et nous caressions l’idée depuis un moment de refaire un spectacle lorsque l’occasion se présenterait, sans précipiter les choses.

Effectivement, Cyrano mentionne dans ses lettres son admiration pour Quevedo. Il n’hésite pas à écrire « Cette vision de Quevedo que nous lûmes hier ensemble, laissa de si fortes impressions en ma pensée du plaisant Tableau qu’il dépeint, que cette nuit je me suis trouvé en songe aux Enfers ». Ainsi, le lieu poétique créé par Quevedo est visité à son tour par Cyrano. J’aime cette idée que les œuvres sont des lieux que les poètes, entre eux, visitent, et dans lesquels nous sommes conviés à notre tour, si l’on en trouve l’accès, et à nos risques et périls !

A l’époque les Visions de Quevedo ont eu un succès considérable : la traduction française du Sieur de la Geneste date de 1632 et a été un grand succès de librairie qui a essaimé dans toute l’Europe : il y a eu une centaine d’éditions durant le XVIIe siècle.

Ce texte me tient à cœur, car on y trouve de la démesure, de l’imagination de la fantaisie, un fil fait d’ironie vis-à-vis de la morale et la religion, où le burlesque côtoie l’humour noir. Lorca y sentait souffler le souffle du mystérieux « duende », qu’il jugeait être l' »esprit caché » de l’Espagne – ce moment où l’œuvre devient profondément vivante alors qu’elle lutte avec la mort.

MB : Pourquoi associer ce texte à de l’orgue, et dans la pénombre ?

B.L. : L’orgue est un instrument ambivalent. D’origine païenne, il a été reconverti en la voix de Dieu au sein des églises, mais il y loge comme une impressionnante bouche d’Enfer. L’obscurité qui règne dans le spectacle est faire pour renforcer cette force inquiétante que peut posséder l’orgue, comme elle sert à faire sortir la lumière noire de ces Visions,  rêves éveillés où nous sollicitons beaucoup l’imagination du spectateur.

MB : Vous avez dû faire des coupes dans le texte de Quevedo…

B.L. : La sélection a été drastique ! Il a fallu faire un choix parmi les six visions, en vue de laisser suffisamment de place à la musique. J’ai privilégié les visions de la Mort et des Enfers, auxquels se rajoutent de petits extraits des autres visions tels l’Enfer réformés et Vision du Jugement final.

MB : Pour finir, quels sont vos prochains projets ? On se réjouirait d’une tragédie lyrique de Rameau par exemple ?

B.L. : Pas pour le moment… Il y aura l’Egisto de Cavalli à l’Opéra Comique où je retrouve le travail sur la lumière de Pyrame & Thisbé. Ce dernier de même que l’Autre Monde seront également repris cette saison.

MB : Merci beaucoup Benjamin Lazar d’avoir accepté de répondre à nos questions.

Propos par Viet-Linh Nguyen le 27 août 2011. 

Le blog de Benjamin Lazar 

Étiquettes : , Dernière modification: 12 novembre 2021
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