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Entretien avec Fabio Biondi, violoniste

Entretien avec Fabio Biondi, violoniste et directeur musical d’Europa Galante. 2 ans après notre précédent entretien d’Ambronay, nous retrouvons Fabio Biondi lors d’une séance plus sereine, dans le lobby de son hôtel parisien. Engoncés dans nos confortables fauteuils, la lumière tamisée propice aux confidences, le grand musicien engage l’échange, dans un français parfait, à peine teinté d’un accent chantant. Il ne manquait qu’un violon et un whisky pour refaire ensemble le monde…

Entretien avec Fabio Biondi, violoniste et directeur musical d’Europa Galante

 

Fabio Biondi – D.R

 

« Nous autres artistes avons une responsabilité énorme dans la transmission du savoir. »
2 ans après notre précédent entretien d’Ambronay, nous retrouvons Fabio Biondi lors d’une séance plus sereine, dans le lobby de son hôtel parisien. Engoncés dans nos confortables fauteuils, la lumière tamisée propice aux confidences, le grand musicien engage l’échange, dans un français parfait, à peine teinté d’un accent chantant. Il ne manquait qu’un violon et un whisky pour refaire ensemble le monde…

1. Sur les pas de Fabio Biondi

Muse Baroque : Avant toute chose, pouvez-vous brièvement revenir sur vos débuts ? Comment vous est venue cette passion du violon baroque ?

Fabio Biondi : J’étais encore étudiant en violon moderne, vers 1975, et je n’étais alors pas attiré par un répertoire spécifique. Mon père avait acheté la Passion selon Saint-Mathieu dirigée par Harnoncourt. Ce fut un choc pour moi d’entendre quelque chose de si différent, de complètement différent. Je me suis alors posé de nombreuses questions : « pourquoi des musiciens avaient-ils adopté une telle approche ? ».

Je suis alors devenu rapidement féru de ce répertoire, si bien que je suis devenu l’élève de Luigi Rovighi, l’un des rares violonistes baroques en Italie à cette période. Une à deux fois par an, je suivais des cours avec Sigiswald Kuijken avec lequel j’entretiens une très grande amitié jusqu’à aujourd’hui.

Muse Baroque : Quel est votre regard sur l’apport de ces pionniers ?

F.B. : La nouvelle génération – que je trouve d’ailleurs assez superficielle – a tendance à juger sévèrement ces musiciens, qui sont devenus des mythes. Leur jeu apparaît démodé, déplacé. Et pourtant, des artistes comme Sigiswald Kuijken ou Marie Leonhardt ont posé les fondamentaux pour les musiciens baroques d’aujourd’hui, quel que soit leur style.

M.B. : Comment s’est lancée l’aventure d’Europa Galante et ce souhait de vous concentrer sur le répertoire italien tardif ? 

F.B. : Il y a là encore eu un rôle-clé de Sigiswald Kuijken, un « honnête homme » très XVIIIe, qui m’a incité à ne pas copier sa manière et m’a conseillé de créer une école propre. C’est ainsi qu’en 1990, j’ai créé Europa Galante grâce au label Opus 111. La réception du public a été dès le départ très enthousiaste, ce qui permet à l’ensemble de subsister sans aucune subvention depuis 23 ans grâce aux ressources provenant des concerts et des publications discographiques. Il s’agit-là d’un modèle économique très différent de celui que l’on rencontre en France et où le baroque bénéficie de plus de soutiens institutionnels.

M.B. : Au-delà de la volonté de faire revivre une école italienne, pourquoi avoir choisi de vous concentrer essentiellement sur le répertoire de la première moitié du XVIIIe siècle, notamment Vivaldi à qui l’essentiel de votre discographie est consacré ?

F.B. : (sourire) Dans Europa Galante, il y a « galante », c’est-à-dire un style particulier que j’affectionne, celui du préclassicisme, a fortiori du préromantisme. Je me suis beaucoup investi dans la connaissance fine de ce répertoire de la fin du XVIIe siècle – début du XVIIIe siècle, ce qui représente un travail énorme en termes de documentation à étudier. On parle souvent de l’école italienne, mais elle n’existe pas réellement, il faudrait évoquer les écoles italiennes, tant on observe de différences et de variétés entre chaque ville de la péninsule. Ces particularismes culturels au sein de chaque cité existent dans la langue, dans la gastronomie, du fait de leurs histoires, des influences liés aux dominations des puissances européennes. Ainsi Milan est très autrichienne, Parme est apprivoisée par la France. Pour un « Italien », entrer dans une autre grande ville d’Italie au XVIIIe siècle, c’est comme prendre l’avion…Et ce répertoire est en lui-même un monde à explorer.

M.B. : Vous opposez donc non seulement le style italien aux autres écoles nationales, mais aussi Rome à Venise, Naples à Parme ?

F.B. : Cela est vrai, bien que de telles différences restent subtiles pour l’auditeur moyen : elles se reflètent dans le maniérisme, dans la façon de jouer plus ou moins court… En caricaturant, il y aurait une sévérité romaine et napolitaine dans le sillage de Corelli, à laquelle on pourrait opposer le narcissisme vénitien. Mais la question est ardue, car ces répertoires s’entrecroisent, les compositeurs émigrent, les modes évoluent…

Fabio Biondi et Europa Galante © E.G. Gennaio, 2012

 

2. Les projets agOgique 

M.B. : Vous venez de faire paraître votre premier enregistrement de Telemann chez le nouveau label agOgique. Pourquoi cette incursion chez Telemann ?

F.B. : Telemann, c’est justement la synthèse de toutes les querelles dont nous parlions : voilà un compositeur prolifique, de grand talent, d’une écriture absolue, capable de maîtriser n’importe quel langage musical, ardent défenseur de la musique française, et qui, comme Couperin, poursuit l’objectif des « goûts réunis », du stile misto.

M.B. : Comment avez-vous sélectionné le programme parmi son énorme corpus, qui compte plus de 600 compositions instrumentales…

F.B. : Cela a été un dilemme. En effet, grosso modo, 80 % de la production de Telemann est absolument fantastique, contrairement à ce qu’on trouve chez Vivaldi (sourire). Puisque tout était beau, j’ai choisi pour les concertos très italiens de pouvoir varier les effectifs et les solistes : il y a ainsi un concerto à 3 violons, un à 2 violons et un pour alto. En ce qui concerne les Suites, la « Burlesque de Quixotte » s’imposait d’elle-même, c’est une œuvre d’une grande originalité, très colorée, avec quelques influences espagnoles, que nous avons souvent interprétée en concert.  Le Changeante, enfin, est tout aussi inventive que la Burlesque mais plus noble, avec ces changements d’humeurs, cette originalité et cette joyeuseté qui font selon moi partie de la personnalité-même de Telemann.

M.B. : A vous entendre, Telemann serait donc un meilleur compositeur que Vivaldi ?

F.B. : Certainement pas ! Mais je vous donne un exemple : prenons le Concerto en fa majeur pour 3 violons qui ouvre le disque. Le style et la mélodie sont très italiens, indubitablement, mais l’on y perçoit une densité du contrepoint tout à fait frappante, et une construction harmonique plus complexe qu’à l’accoutumée. Cette alliance de l’harmonie et du contrepoint, on la retrouve également dans les transcriptions de Bach de l’Estro Armonico, ou du Stabat Mater de Pergolesi, où le compositeur nous dit que l’on peut faire autre chose que mettre la ligne d’alto et de basse à l’unisson.

J’aimerai d’ailleurs poursuivre la réhabilitation de l’œuvre de Telemann et notamment de ses opéras. Nous avions ainsi donné à Oslo die Tageszeiten un oratorio-cantate à 3 voix à la beauté incroyable, qui commence avec l’éveil du soleil…

M.B. : Pourquoi le choix de ce jeune label agOgique ?

F.B. : Je connais bien Alessandra Galleron, qui a été la directrice artistique de plusieurs de mes enregistrements parus chez Virgin. Grâce à agOgique, je sais que je peux soumettre des idées originales, rechercher de la nouveauté, avoir confiance en certaines valeurs, partager une certaine éthique musicale. Il y a en ce moment à Paris du baroque médiatisé façon pop-rock, ce qui représente pour moi une vulgarisation de ce répertoire à laquelle je me refuse.

M.B. : Est-ce que le fait qu’Alessandra Galleron assume à la fois la direction artistique et la prise de son influence votre manière de travailler ?

F.B. : Nous partageons avec Alessandra une philosophie de la captation, de l’aspect idéal du son. L’enregistrement de ce disque Telemann s’est fait à Parme, dans le Grand Auditorium Paganini, un lieu destiné à l’origine à la musique symphonique, mais qui s’est révélé trop petit pour ce genre d’orchestre. Alessandra connaît très bien mes préférences, si bien que je suis souvent convaincu dès le premier montage.

Fabio Biondi et Europa Galante © Ana De Labra


M.B. : Quels sont vos futurs projets avec agOgique ?

F.B. : Mon projet suivant sera le Carlo, Rè d’Allemagna de Scarlatti, l’un des exemples éclatants du savoir-faire d’Alessandro Scarlatti. En 2003, et malgré des péripéties empêchant la mise en scène, cette production est restée dans les mémoires comme un temps fort du Festival de Palerme grâce au Stavanger Symfoni Orchestra dont je suis le chef invité depuis 8 ans et dont j’admire la souplesse extraordinaire.

Tout est dans Carlo : le sentiment, la dramaturgie, les personnages bouffe. Haendel reconnaissait le génie de Scarlatti, il est temps de le réhabiliter et je veux être son paladin. La Maddalena (Opus 111) était pleine d’émotion, le Carlo est tout bonnement d’une force déchirante. Ainsi, avant la grande scène de folie, il y a l’air de Guiditta du second acte, un air lent, où la mère confesse sa peur pour son fils. C’est un sommet musical, de la même qualité que l’Agnus Dei de la Messe en si.

M.B. : Mais pourquoi dès lors cette relative obscurité d’Alessandro Scarlatti ? Sa musique n’est-elle pas trop modeste par rapport à un Haendel ou Vivaldi ?

F.B. : Par rapport à un Haendel qui a grignoté son héritage italien toute sa vie, jusqu’à la moelle, la musique de Scarlatti n’est pas facile. Le public veut des menuets, du saltarello… C’est pourquoi, même à son époque, Scarlatti a survécu grâce à sa musique sacrée, telle une figure intouchable de Bach italien incarnant une certaine sévérité morale, comme dans sa Santissima Annunziata que nous avions jouée en 2009 à la Cité de la Musique.

M.B. : Vous aviez déjà donné notamment Jephta de Haendel avec ce même orchestre sur instruments modernes. Ne pensez-vous pas que l’œuvre serait mieux défendue par Europa Galante, à la fois du fait de son instrumentarium et de son expérience ?

F.B. : Je ne le crois pas. Il y a d’abord eu les circonstances : aucun organisateur n’était désireux d’accueillir cet opéra avec Europa Galante. Et puis il y a la question plus générale du conflit entre orchestres modernes et baroques pour ce répertoire. Il y a 40 ans, on se battait pour jouer du Bach sur instruments d’époque, à présent c’est l’inverse ! Il faut mettre fin à la querelle des anciens et des modernes, il n’y a pas de préséance de l’un sur l’autre, de hiérarchie ou de rivalité. Je suis contre une approche d’intégrisme baroque où l’on interdirait aux orchestres modernes de jouer toute cette musique. La musique est un outil de communication, et ce combat sur la facture instrumentale est stupide. Ce qui compte c’est la qualité du langage, la réflexion sous-jacente.

Les orchestres modernes ont beaucoup évolué dans leur connaissance du baroque, et il ne faut jamais croire que la vérité de l’interprétation passe par les instruments. Je vous avoue que j’ai quelquefois, à l’écoute d’orchestres baroques, eu envie d’écouter leurs homologues modernes. Naturellement, les timbres sont différents, notamment les cuivres, mais sinon, lorsque vous écoutez le Combattimento Consort d’Amsterdam ou les Violons du Roy, la tenue est irréprochable.

Après 3, 4 ans de travail ensemble, le Stavanger a acquis un niveau de maturité remarquable, et j’ai plaisir à découvrir cette mentalité scandinave avec un sentiment du collectif très présent. Nous jouons avec des archets baroques, mais ni cordes en boyau, ni cuivres naturels car cela nécessiterait un très lourd travail et les musiciens du Stavanger ne disposent pas de suffisamment de temps pour acquérir cette dextérité. Le continuo est d’ailleurs assuré par des musiciens d’Europa Galante, ce qui assure un bon équilibre.

Fabio Biondi et Europa Galante – D.R.

 

3. Réflexions sur la scène baroque actuelle

M.B. : N’assiste t-on pas à une spécialisation des ensembles baroques qui se concentrent sur un répertoire très particulier, ou un style interprétatif très distinctif et qui les emprisonne un peu ?

F. B. : Le cloisonnement, je dirai même l’éclatement des ensembles baroques est déplorable. Je suis le premier à dire qu’il faut cesser d’attribuer des répertoires à certains artistes, comme une chasse gardée. Vivaldi n’est pas réservé à Europa Galante…

La vérité, ce n’est pas forcément être proche du compositeur. Et je suis opposé à ce que la musique italienne devienne une chasse gardée des ensembles italiens, ou que Lully ne soit joué que par des Français. Cela n’a pas de sens, d’une part en raison de l’intérêt artistique de la pluralité des interprétations ; d’autre part en raison des influences croisées, de la circulation des partitions et des voyages y compris à l’époque. Je ne critiquerai donc pas un violoniste qui joue du Corelli à la française, car Corelli a été joué en France, et sans aucun doute d’une manière différente que celle à laquelle un Romain était habitué.

Je me demande parfois si cette sorte de nationalisme musical ne reflète pas l’échec du projet européen. Évidemment, il y a aussi des effets de mode, ainsi que des motifs économiques : les artistes invités deviennent trop chers. Or, à l’époque comme aujourd’hui, le baroque se nourrit d’influences croisées. Le « chacun chez soi » est totalement antithétique de cet état d’esprit.

M.B. : Quel est votre sentiment sur la scène baroque actuelle, tant au niveau de la programmation des concerts et festivals que du disque ?

F.B. : Le monde d’aujourd’hui est régi par une logique de marché, et la musique n’y échappe pas. On assiste à une sorte de « récupération interprétative » où chaque pays aurait sa grande promenade. C’est la folie de la société actuelle que de s’imaginer que la culture sert uniquement à générer de l’argent. Je considère cela comme un manque de respect à la fois vis-à-vis des musiciens comme du public. Bien entendu, un modèle économique viable est requis, mais la musique est avant tout l’affaire d’un dialogue des cultures, d’une compréhension des mentalités.

Le contexte actuel engendre ainsi une certaine frustration, tant du côté des artistes que du public. Les festivals comme les maisons de disque sont prudentes, réticentes à des expériences trop aventureuses. Beaucoup de programmes passionnants que nous donnons au concert ne paraissent jamais au disque, cela est déjà vrai pour la musique de Geminiani ; je ne parlerai donc même pas de compositeurs plus confidentiels comme Giovanni Battista Ferrandini ou Attilio Ariosti.

Après 23 ans, et énormément de réalisations discographiques, je crois qu’il faut savoir faire le choix de l’exigence et de la qualité. Je vois chaque jour paraître une pléthore de CD : soyons honnêtes, pour une grande part, c’est n’importe quoi. Le moment est délicat ; nous sommes peut-être à un carrefour. Face à la logique consumériste, dans un environnement en crise, il faut rétablir une certaines méritocratie dans le milieu, reconnaître les talents et les compétences.

Cela est encore plus précieux dans le répertoire baroque. En effet, en ce qui concerne le « grand répertoire », je pense que le public est capable de faire la distinction entre Maurizio Pollini et un pianiste médiocre chez Chopin. Du côté de la musique baroque, le public n’a pas forcément les connaissances requises pour formuler une telle appréciation. Le risque est alors de se retrouver avec une « piscine moyenne » d’ensembles improvisés qui s’assemblent une semaine avant les concerts, sans aucune probité intellectuelle. Nous autres artistes avons une responsabilité énorme dans la transmission du savoir.

M.B. : Fabio Biondi, merci beaucoup pour cet entretien.

 

Scène coupée en bonus 

M.B. : Vous avez désormais changé de violon et adopté un nouveau Guarneri ?

F. B : Pendant des années j’ai joué sur un Gagliano fabriqué à Naples vers 1766 [NdlR : Ce violon appartenait à son professeur, Salvatore Cicero, et a été mis à sa disposition par la Fondation Salvatore Cicero]. Puis il y a environ 2 ans, j’ai opté pour un superbe Goffredo Cappa de 1690 que j’ai trouvé chez Guy Coquoz, Rue de Rome, c’est sur celui-là que vous m’avez entendu à Ambronay, en 2010. Hélas, l’instrument a été bêtement abîmé lors d’un accident, happé par une porte automatique du Teatro Real de Madrid… Je joue désormais sur un Guarneri de 1686  tout aussi splendide, toujours en provenance de chez Guy.

Propos recueillis par Viet-Linh Nguyen le 12 mai 2012 à Paris.

Le site officiel du label agOgique
Le site officiel d’Europa Galante 

Étiquettes : , , Dernière modification: 9 juin 2020
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