Rédigé par 8 h 38 min CDs & DVDs, Critiques

Substantifique moelle (Bach, Suites pour orchestre, Ensemble Masques, Fortin – Alpha)

Jean-Sébastien BACH (1685-1750)
Ouvertures – Suites BWV1066 à BWV1069

Ensemble Masques:
Jasu Moisio, Lidewei de Sterck, Mathieu Loux – hautbois
Julien Debordes – basson
Sophie Gent, Louis Creac’h – violon
Fanny Paccoud – alto
Octavie Dostaler-Lalonde – violoncelle
Benoît Venden Bemden – contrebasse
Olivier Fortin – clavecin et direction

1 CD ALPHA832, Outhere, 2022, 77’31.

Disons le d’emblée, on ne reprochera à ce superbe enregistrement que sa trompeuse pochette. Voilà une image monochrome, neigeuse, brumeuse, aux contours peu définis et avec une langue de bitume et qui semble dire tout le contraire de ce que l’on découvrira en glissant cette galette dans son lecteur de disque : un monde coloré, vif, précis qui réhabilite presque ces pièces de Bach dont on avouera – avant d’être lapidés – qu’on les trouvait jusqu’ici un tantinet curiales et lourdes, et bien loin des fulgurances jubilatoires des Brandebourgeois ou de la virtuosité italianisante des concertos pour violons. Justement, de ces œuvres si rebattues, Olivier Fortin a choisi de livrer une épure, un dessin au burin, une autopsie. Les effectifs sont dégraissés, presque faméliques, comme une transposition de la théorie du “one voice per part” vocal des Parrott et Rifkin (pour les cantates de Leipzig) à la musique instrumentale, tandis la restitution réserve deux autres surprises : la BWV 1069 perd son attirail rutilant mais pesant des trompettes et timbales, et la BWV 1067 est rétablie dans une potentielle version originelle un ton plus bas et avec hautbois soliste et non plus l’éthéré traverso.

Alors, que penser de ces Suites pour orchestre, probablement exécutées lors des festivités musicales, et improprement appelées parfois Ouvertures du fait de l’ambitieux premier mouvement qui les ouvre ? Sous la houlette d’Olivier Fortin, débarrassées de leur vernis superficiel si aimable, l’on redécouvre avec admiration des œuvres complexes, presque austères, une écriture contrapuntique serrée et une influence française que les articulations mesurées du claveciniste mettent fortement en avant. Il en ressort un langage plus grave et noble qu’à l’ordinaire, une beauté mélodique un peu mélancolique, doublée de tempi paradoxalement plutôt enlevés mais très fluides car liés aux danses stylisées sous-jacentes. Oublions un temps les gros sabots cérémoniels, les superficiels ris et danceries mignardes : l’Ouverture de la Suite n°1 en do majeur presque versaillaise, manque certes d’étoffe mais les sonorités équilibrées entre bois et cordes, les notes inégales à la noblesse sans pesanteur, la section fuguée d’une précision millimétrée alliant spontanéité jouissive et contrepoint d’une lisibilité diaphane (quelles entrées fuguées !) démontrent indubitablement les qualités constantes de la phalange de l’Ensemble Masques. La Courante se distingue par les violons grainés et déliés de Sophie Gent, Louis Creac’h, un zeste de lyrisme italianisant mesuré et les oppositions subtiles avec le tutti avec toujours cette belle pulsation sous-jacente qui sent son maître à danser. Un peu plus loin, on préfèrera à l’élégance sautillante des Menuets les fantasques Bourrées.

Seconde Suite. Exeunt le traverso nuagé et féminin, échangé pour un hautbois plus français, plus archaïque, plus tranchant. L’Ouverture en ressort lestée, mélancolique à souhait, labourée de la masse verticale qui scande une destinée tragique, la transposition un ton plus bas conduisant à des couleurs plus sombres, presque sévères que les violons entrouvrent vers une lueur d’espoir. Dès lors, la machinerie s’emballe, et l’on retrouve le Bach des grands jours, celui des Brandebourgeois et des concertos italiens,  à l’inventivité mélodique chantournée mais gouailleuse, avec cet emballement croisé et entrecroisé caractéristique d’où surnage le chant de l’éloquent hautbois de Jasu Moisio. Là-encore la basse continue est structurante et nerveuse, le clavecin d’Olivier Fortin très généreux.  

Troisième Suite. L’Ouverture racée et solennelle – Peter Wollny parle d’une “grandeur héroïque” on acceptera la grandeur mais sans le rejoindre sur l’héroïsme – d’une tristesse perlée, avance presque à regrets, avec des violons qui paraissent autant de coups d’avirons par une mer houleuse. Le climat est pesant et sombre, malgré quelques arabesques que laisse entrevoir la dentelle ajourée de la ligne mélodique ciselée. Par contraste, le duel des entrées fuguées de la section vive, se fait pressé voire rageur, pris d’une sorte de rage boulimique. Les archets courts aux respirations haletantes traduisent une jouissance violente, telle une urgence vitale avant la chute. On ne reviendra sur le fameux Air, que des générations d’interprètes ont confit sous de telles couches de sirop qu’on ne sait plus comment y toucher sans qu’un coucher de soleil sur plage molto romantico ne colle au doigt, que pour signaler que cette lecture pudique et tendue, au tempo assez vif, discrètement ourlée, choisit le sentier d’une touchante douceur. Les Gavottes, Bourrées et Gigue, dépouillées de leur oripeaux plus glorieux ne laisseront que l’éphémère impression d’une œillade. 

Dernière suite. Immédiatement, on est frappé par les sonorités grainés du petit chœur des bois (trois hautbois et un basson), qui imprime un dialogue texturé avec les cordes et permet de multiples combinaison de textures. L’Ouverture dénote une ampleur orchestrale à la séduction hypnotique ; la Bourrée retrouve une légèreté séductrice presque versaillaise, de même que les Menuets. Seul bémol à cet enregistrement superlatif, de Réjouissances finales un peu sèches et trop saccadées, mais qui ne sauraient détourner les auditeurs de cette relecture convaincante et très pensée de ces quatre Suites pour orchestre passée sous la clarté d’un scialytique.

 

 

Viet-Linh NGUYEN

Technique : enregistrement capté de très près (on entend même les clefs des hautbois) mais avec des timbres précis et très texturés.

Étiquettes : , , , , , Dernière modification: 25 mars 2024
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