Rédigé par 16 h 47 min CDs & DVDs, Critiques

Beaucoup d’esprit (Magnificat à la Chapelle Royale, Blanchard, Les Eléments, Les Passions, Andrieu – Ligia)

“Magnificat à la Chapelle Royale”

Magnificat
De profundis
In exitu Israël

Anne Magouët, dessus
François-Nicolas Geslot, haute-contre
Bruno Boterf, taille
Alain Buet, basse-taille

Chœur de Chambre Les Eléments (Joël Suhubiette)
Orchestre Les Passions
Direction : Jean-Marc Andrieu

Livre-disque, partitions restituées et éditées par Jean-Marc Andrieu, enregistré en public à l’occasion du Festival de Radio France et Montpellier Occitanie Pyrénées-Méditerranée le 25 juillet 2016, Ligia, 77′

Après avoir fait honneur aux grands motets de Jean Gilles, Jean-Marc Andrieu se tourne vers un autre provençal, ni Mondonville (mais on y reviendra avec son projet de ressusciter la pastorale en occitan Daphnis & Alcimadure de ce dernier), ni Campra, mais… Esprit-Modeste Blanchard (1696-1770). Si on lui doit le pétulant Te Deum de Fontenoy (cf. la vieille version de Jacques Grimbert avec Jill Feldman et Gérard Lesne dans instruments d’époque (Adda) plutôt qu’un passage pressé et remuant de Daniel Cuiller (Château de Versailles Spectacles), le reste de son abondante production de grands motets demeure hélas fort peu exploré, alors même qu’il s’agit d’un compositeur majeur, qui fut sous-maître de musique à la Chapelle Royale. 

Jean-Marc Andrieu a sélectionné trois “motets à grand chœur”, un Magnificat, un De Profundis, et l’époustouflant In exitu Jerusalem. Commençons par cette dernière œuvre qui clôt l’enregistrement en une apothéose chamarrée dont les effets pyrotechniques font merveille. Grand motet dont le manuscrit autographe repose à la Bibliothèque Nationale, cet In exitu n’avait intéressé jusqu’à récemment que quelques spécialistes à l’instar de Bernadette Lespinard (qui lui consacré sa thèse en 1977). Pour les discophiles, l’Ensemble Jubilate de Versailles sous la baguette de Michel Lefèvre en avait déjà proposé une première captation mondiale (honnête CD de 2004 autoproduit devenu une rareté) hélas desservie par une prise de son cotonneuse et des contrastes insuffisants. Avec les Passions, cette partition inspirée du Psaume CXIII, composé pour le quartier d’avril 1749 puis repris au Concert Spirituel en 1763, arbore une élégance colorée, une lisibilité optimiste et un sens narratif tout à fait admirables.

Moins nerveux que dans ces incursions chez Jean Gilles, Jean-Marc Andrieu brosse une fresque digne d’un Tiepolo, à la tendresse pastel, dont le soin accordé aux textures et à l’instrumentarium combiné à des tempi mesurés n’est pas sans rappeler les choix interprétatifs de Martin Gester dans ce même répertoire. La Marche des Hébreux inaugurale, souple et dansante, d’une modernité affirmée, combine deux cors naturels et des petites flûtes aux trilles rieurs, lorgnant vers un vocabulaire qu’on rencontrera plus souvent vers la fin de siècle. Le vaste chœur introductif à cinq parties “In exitu Israël.. domus Jacob de populo barbaro” permet au Chœur de chambre Les Eléments (dirigé par Joël Suhubiette) de faire montre d’une magnifique pompe, servie par des pupitres diaphanes et des articulations rondes. Vient ensuite le récit de basse-taille “Mare vidit et fugit”, Alain Buet s’y montre d’une générosité ferme et puissante, soigne la prosodie et insiste sur allitérations en “r” ; étonnamment, le chef a opté pour l’understatement plutôt que pour une dépiction plus brutale de l’agitation aquatique via les tremolos de doubles croches. Les attaques de cordes demeurent peu appuyées, malgré quelques coups archets sul ponticello et de très beaux bois grainés, et le tempo reste vif mais serein, là où l’on aurait attendu de décoiffantes bourrasques qui se terminent en un diminuendo novateur.

Est-ce le choix historiquement très informé d’un diapason plus élevé qu’à l’ordinaire (415 Hz plus proche des 409 Hz de la Chapelle et de l’Académie Royale au milieu du XVIIIème siècle, contre 392 Hz précédemment) ? Ou bien les aléas d’une captation sur le vif ? François-Nicolas Geslot nous a semblé plus tendu dans les aigus qu’à l’accoutumée (“Montes exaltaverunt”), mais son intime connaissance de ce répertoire en fait un conteur hors-pair. On admirera la beauté noble d’Anne Magouët dans le “Quid est tibi mare”, récitatif apaisé, presque maternel, qui commence avec des interrogations sous forme de récitatif poignant, auquel répond à de mi-voix le chœur. Et puis, en un génial contraste tout baroque, le dessus enchaîne sur un “Montes exultatis sicut arietes” plus léger – que n’aurait pas renié Lalande – avec des vocalises et un accompagnement de deux lignes de violons sur basse continue. L’on parvient alors au point culminant du motet, concentré et effroyable : le tremblement de terre “mota est terra” où Blanchard déploie tout son savoir-faire, depuis des effets de chœur de trembleurs (l’on songe à Purcell et Lully), des harmonies dissonantes. Les Passions se délectent de ce matériau de roi, et ce chaos est rendu avec une sûreté de style, un élan et une grandeur rares. La filiation avec le même motet de Mondonville interprété par les Arts Flo (Erato) est évidente, une sorte de gravité néoclassique en moins. Autre exemple de l’économie de moyens de Blanchard : son Moïse frappe au rocher en à peine 11 mesures. On y ressent le flot mouvants des eaux, et François-Nicolas Geslot d’une chaleureuse humanité, dialogue avec un chœur apaisé et démonstratif. La basse répétée, les violons ourlés illustrent de manière naturaliste l’épisode. Autre moment très lalandien : le récit “Super misericordia tua” gracieux et qui vire presque à la cantate profane, ce que confirme le “Simulacra gentium” en rondeau, virtuose et sophistiqué. 

A côté de l’inventivité d’In exitu, les deux autres motets sont plus convenus, mais musicalement solides. Le Magnificat curial et bien tempéré – qui a dû avoir un franc succès au Concert Spirituel – lumineuse jubilation, se distingue par ses motifs très dansants, son aération sensible, son immédiateté mélodique, à l’instar de l’entêtant rondeau du “Quia fecit mihi magna”, chantant à souhait. Même le “Deposuit”, brillant trio où s’entrelacent les voix masculines de François-Nicolas Geslot, Bruno Boterf et Alain Buet, revêt plus l’aspect d’une joute que d’une douloureuse descente de croix. Il est d’ailleurs suivi par un aérien duo de dessus (Anne Magouët y est rejointe par Cécile Dibon-Lafarge) soutenu par l’accompagnement complice et enveloppant de la basse de violon d’Etienne Mangot.

Enfin le De profundis interprété à la Toussaint 42 au Concert Spirituel impressionne par son chœur introductif en fa mineur, voilé sans être sombre, déploratoire sans désespoir, mais aux effets pathétiques proches du cri (“clamavit”), ménageant avec soin ses effets entre complexité contrapuntique et grandes trouées d’espérance. C’est dans ce motet qu’affleure le plus la touche de ferveur personnelle du compositeur, faite d’un mélange indescriptible de respect de la tradition versaillaise, d’envie de théâtre, d’un pas irrésistible de menuet italianisant (“Quia apud te”, même le “Requiem aeterna final” insistant), mâtiné par la contrainte d’une concision qui confine à l’ébauche. Blanchard jette ses silhouettes avec prolixité, et il y a dans chacun de ses motets matière à des œuvres bien plus développées. Les Passions ont bien saisi cette spontanéité charmante et ce “Magnificat à la Chapelle Royale” innovant et élégant, dansant et détendu, noble sans suffisance, rend pleinement justice à un compositeur de premier plan injustement méconnu qui eut pourtant les honneurs d’une carrière versaillaise pendant trente années.

 

Viet-Linh Nguyen 

Étiquettes : , , , , , , , , , , Dernière modification: 30 septembre 2022
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