Rédigé par 8 h 51 min CDs & DVDs, Critiques

Qui l’eût cru ? (Telemann, Fantaisies pour violon, Patrick Oliva – Triton)

« La Fantaisie peut être une pièce très-régulière, qui ne diffère des autres qu’en ce qu’on l’invente en l’exécutant, & qu’elle n’existe plus sitôt qu’elle est achevée. »
(Rousseau, Dictionnaire de Musique)

Georg Philipp TELEMANN (1681-1767)

Fantaisies pour violon

Patrick Oliva, violon Gaspar Borbon, Bruxelles (1693), archet Groppe, Metz (ca 2012)

1 CD digipack, Hortus 581 / Triton vol. 581, 79’59 (parution prévue : 22 Mars 2024)

Etrange et double paradoxe : Telemann, si admiré de son temps, premier choix à Leipzig face à un Bach de seconde zone, compositeur prolifique et brillant, se trouve aujourd’hui bien souvent relégué à sa Tafelmusik. On ne compte plus les intégrales de cantates de Bach, qui ose se lancer, ne serait-ce que dans un cycle liturgique des siennes (il y en a 12 cycles, sans mentionner 44 Passions) ? Et parmi ses si nombreux opéras hambourgeois (autant que Haendel), les candidats acceptables au disques se comptent sur les doigts d’une main… Deuxième paradoxe, cet enregistrement de Patrick Oliva, qui nous propose une oeuvre apparemment rare, vient en réalité se glisser parmi plus d’une dizaine de références. Les plus grands s’y sont frottés, et de manière diablement convaincante : Biondi élégiaque (Glossa), Manze nerveux mais sec (Harmonia Mundi), Gunar Letzbor torturé notre favori (Pan Classic).

Voici donc Patrick Oliva. ancien élève de Florence Malgoire à qui il dédie cet enregistrement, interprète discret, mais que les mélomanes retrouvent souvent en police 6, niché au sein des plus grands : les Art Flo, Artaserse, Les Talens Lyriques. Spécialiste de l’ornementation (et heureusement il n’en abuse pas) on lui doit The Art of Ornamentation (ed. Offenburg, 2022). Certains de nos confrères ont eu la dent un peu dure : “all in all, this is a fair recording”. C’est beaucoup plus que cela.

1735, on est proche des Quatuors Parisiens (1738) qui nous ennuient tant. Et Telemann le caméléon, Telemann l’insaisissable, Telemann, le compositeur qui sait composer comme Bach mais aussi comme ces fils, qui sait dans sa cantate Ino se remettre en cause en fin de carrière et devenir pré-classique, Telemann qui sait se couler dans le goût français versaillais comme dans la tradition germanique, Telemann, ce grand artiste, commet ses XII Fantasie per il Violino senza Basso qui ne furent jamais éditées de son temps et dont un manuscrit, d’une main anonyme, est conservé à la Staatsbibliothek de Berlin. 

“6 sont dotées de fugues, mais 6 sont des galanteries” écrit Telemann à leur propos. Césure donc à l’hémistiche entre deux mondes : l’Ancien, issu de la lignée germanique des Biber, Schmelzer, Westhoff… Galanterie avec une forme en mutation. Mais ce qui frappe, c’est bien l’incroyable variété formelle et en termes d’affects. On trouve de tout dans ces Fantaisies, dont l’agencement alterne deux fantaisies en majeur pour une en mineur : des structures bipartites (prélude et fugue), des structures concertantes “da camera” en 3 mouvements, “da chiesa” en 4 mouvements. 

Patrick Oliva saisit ces Fantaisies avec une spontanéité fluide et lumineuse, alliée à un sens de l’épure et une profondeur du phrasé remarquables. Sa lecture, très respectueuse des pièces, trouve un équilibre subtil entre respect de la partition et nécessaire liberté mélodique sans jamais trop tirer l’archet à lui : les retards, respirations, accélérations, ornements ponctuent avec grâce et goût une vision construite, pensée, d’une richesse séduisante qui ne délaisse pas l’hédonisme sonore pour des rivages plus déchirants. Son jeu n’est pas sans rappeler celui de François Fernandez, qu’on ne présente plus, notamment dans ses Sonates et Partitas de Bach (Flora).

On admire la sonorité pleine et grainée de l’instrument de 1696, et cette lecture fine et reposée qui prend le temps de se déployer, avec éloquence, et qui insiste sur la filiation avec le stylus phantasticus du siècle précédent. Pour du 1735, comme pour dans les Partitas de Bach (vers 1720), l’écriture est archaïsante, et le violoniste ne tente – heureusement – pas de moderniser outre mesure les fantaisies plus enlevées que Telemann qualifiait trop humblement de “galanteries”, terme que le Dictionnaire de l’Académie de 1694 définissait de “choses de peu d’importance”. Patrick Oliva ne faire guère sentir le hiatus entre les deux moitié du corpus : son jeu homogène, chaleureux, confondant de nostalgie souriante emporte l’adhésion sans effets spectaculaires, ni démonstration de virtuosité.

Parmi nos mouvements favoris, citons le Largo de la Première Fantaisie, un Largo hésitant, fragile, d’une vulnérabilité pudique, qui laisse longtemps résonner ses graves et ses quelques doubles cordes, et à la mélodie douloureuse, peinant à s’envoler, avec des reflets très bacchiens qu’un Allegro faussement superficiel n’efface pas, et doté de très beaux passages arpégés. Le Grave est magnifique de maintien et de noblesse. 6ème Fantaisie en mi mineur : le Grave murmurant, tendu, étendu, qui se traîne dans une agonie insupportable est absolument sublime et la Sicilienne au bercement grinçant, attendrie et blessée, toute droit sortie de la cour de Kremsier confirme l’incroyable talent de Telemann et de son interprète. 

Sur les 6 dernières Fantaisies, il y a bien moins de doubles cordes. Certes le phrasé se fait plus ample, plus généreux, plus dissert. Le discours s’en trouve moins haché, et à un va-et-vient saccadé succède une longue mélopée. La Sicilienne de la Fantaisie n°9 est tellement stylisée, jouée à tempo très (trop ?) étiré, n’appelle pas la danse mais le recueillement. Le Vivace, très racé, très effilé, concilie le paradoxe d’une urgence sans nervosité. Là encore Patrick Oliva joue la continuité et une approche sensible, conciliant geste très maîtrisé, démonstrativité sans extraversion, connectivité entre les mouvements voire entre les Fantaisies. Le seul regret de certains sera que l’interprète ne fait éclore sa Fantaisie, mais rend pleinement et humblement justice à celle de Telemann. On lui en saura gré. 

 

 

Viet-Linh Nguyen

 

Étiquettes : , , , , , , Dernière modification: 19 mars 2024
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