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Entretien avec Jean-Marc Andrieu, directeur musical des Passions : autour de Jean Gilles

Entretien avec Jean-Marc Andrieu, directeur musical de l’ensemble Les Passions. Antoine-Jacques Labbet de Morambert n’hésitait pas à écrire dans son Sentiment d’un harmoniphile sur différens ouvrages de musique (Amsterdam, 1756) que De toutes les messes de Requiem, celle de Gilles a toujours été regardée comme la meilleure. Cette célèbre œuvre fut d’ailleurs interprétée lors des funérailles de Rameau ou même de Louis XV…

Entretien avec Jean-Marc Andrieu, 

directeur musical de l’ensemble Les Passions

 

Jean-Marc Andrieu © Jacques Combalbert

Antoine-Jacques Labbet de Morambert n’hésitait pas à écrire dans son Sentiment d’un harmoniphile sur différens ouvrages de musique (Amsterdam, 1756) que « De toutes les messes de Requiem, celle de Gilles a toujours été regardée comme la meilleure ». Cette célèbre œuvre fut d’ailleurs interprétée lors des funérailles de Rameau ou même de Louis XV. Grâce à un remarquable travail de recherche et de restitution, Jean-Marc Andrieu a voulu revenir à une partition la plus fidèle possible des intentions du compositeur. Il donnera donc prochainement à la tête de l’Orchestre baroque de Montauban, les Passions, une lecture renouvelée du Requiem de Jean Gilles, dans la Cathédrale de Toulouse dont le compositeur était maître de chapelle et dans laquelle eurent lieu ses funérailles en 1705. Un enregistrement discographique est paru en novembre 2008 chez Ligia Digital (Muse d’Or, lire notre critique).

Le chef a aimablement accepté de répondre à nos questions autour de cette œuvre phare du grand motet. 

Muse Baroque : Jean-Marc Andrieu, vous allez bientôt donner en concert le Requiem de Jean Gilles dans la Cathédrale Saint-Etienne de Toulouse (31 mars 2008). Pouvez-vous nous dire deux mots d’abord du compositeur et du contexte de l’époque ?

Jean-Marc Andrieu : Jean Gilles est né à Tarascon en 1668. Il a été enfant de chœur à la maîtrise d’Aix en Provence, puis ses talents ont été remarqués par ses maîtres, il est rapidement devenu adjoint, puis maître de musique. En 1695, il est employé à Agde, puis en 1697 il devient maître de chapelle de la cathédrale Saint-Etienne à Toulouse. Sa carrière qui aurait pu certainement l’amener à Paris s’est malheureusement interrompue à sa mort prématurée en 1705.

Le centralisme culturel de la France sous Louis XIV n’a pas empêché le développement de centres musicaux importants, comme aux puissants états du Languedoc où l’on entendait des maîtrises de grande qualité

M.B. : Le Requiem de Gilles a été régulièrement joué tout au long du XVIIIème siècle. Pourquoi un tel succès ?

J.-M. A. : Deux raisons essentielles à ce succès : d’abord, c’est une œuvre d’une indéniable qualité artistique, d’une grande profondeur expressive et d’une spontanéité mélodique attachante.

D’autre part, les circonstances de sa création, presque romanesques, ont contribué à sa notoriété, d’autant plus que Gilles, mort jeune, aspirait à une brillante carrière. Le Requiem a donc fait l’objet d’innombrables copies dans tout le royaume, et a été donné pour les obsèques de Louis XV, de Rameau, de tous les grands notables, et a été à l’affiche du Concert Spirituel pendant 32 ans !

M.B. : Vous nous mettez l’eau à la bouche… Pouvez-vous résumer en deux mots ces « circonstances romanesques » ?

J.-M. A. : Gilles a été sollicité par deux amis qui venaient de perdre leurs pères, conseillers au Parlement de Toulouse, pour composer une messe de Requiem. Au bout de six mois, invités par le compositeur à assister à la première répétition (à laquelle participait Campra) les deux fils eurent la mauvaise idée de se dédire : Gilles, vexé, aurait alors décidé de ne pas la publier et de la réserver à ses propres funérailles, qui eurent lieu peu de temps plus tard en février 1705.

M.B. : Stylistiquement, peut-on considérer qu’il s’agit-là d’une musique assez légère, italianisante et conçue plus pour le concert que pour une exécution liturgique ? Ce qui frappe l’auditeur, c’est qu’il s’agit d’une œuvre bien joyeuse…

J.-M. A. : Effectivement, on peut être surpris par la légèreté de certains passages, mais il ne faut pas oublier qu’à l’époque, on considérait la mort avec confiance, comme une libération des vicissitudes de la vie terrestre. De plus, la grande majorité du répertoire religieux français de l’époque (à l’exception des leçons de ténèbres) se base sur des mouvements de danse, ce qui était perçu comme une transcription naturelle des appuis de la prosodie du texte chanté. La dimension « italianisante » se perçoit surtout dans la spontanéité mélodique que j’ai déjà évoquée.

M.B. : Le Requiem de Gilles connaît une discographie relativement abondante (Philippe Herreweghe, Hervé Niquet ou encore Joel Cohen par exemple), pourtant, ce concert des Passions sera très particulier puisque vous avez tenté de vous rapprocher le plus possible de la partition originale perdue. Pouvez-vous nous en dire plus à la fois sur les sources et vos recherches musicologiques, et surtout sur les « modifications » que vous avez apporté à la partition « ordinaire » ?

J.-M. A. : La discographie pour le Requiem de Gilles est soit épuisée, soit un peu obsolète ; toutefois, je ne me permettrai pas de critiquer des productions qui ont été excellentes en leur temps.

Les nombreuses copies et adaptations de l’œuvre au fil du temps ont modifié peu à peu certains éléments du langage musical : les ornements ou l’orchestration, par exemple. Je me suis attaché à essayer de gratter ces couches superposées pour retrouver la couleur d’origine, en me basant sur la comparaison de trois copies différentes, et sur l’étude des registres des musiciens employés à Toulouse au début du XVIIIe siècle. Pour citer un exemple, le Requiem commence souvent par une partie de timbales qui a été rajoutée par la suite : nous respecterons l’original qui n’en comporte pas.

M.B. : C’est très intéressant ! Avez-vous d’autres exemples de changement d’instrumentation ou de réécriture significative des parties ?

J.-M. A. : Les exemples sont nombreux : le plus célèbre peut être est la Passion selon Saint-Matthieu de Bach réorchestrée par Mendelssohn en 1829 pour la commémoration du centenaire de l’œuvre. On peut aussi citer Bach lui-même qui a souvent transcrit des œuvres de Vivaldi et même, ce que l’on sait moins, le Stabat Mater de Pergolèse !  Michel Corrette est également l’auteur d’une très curieuse transformation du Printemps de Vivaldi en psaume pour chœur et orchestre.

Pour revenir à notre Requiem de Gilles, les deux modifications les plus remarquables ont été apportées d’abord en 1764 par ce même Corrette qui y a adjoint un carillon, vraisemblablement à l’occasion des funérailles de Rameau. Ensuite, c’est en 1956 que l’Abbé Jean Prim restitue l’œuvre en rajoutant des parties de flûtes, hautbois, cors, trompettes et timbales, et en transcrivant les ornements (notamment les trilles) par des triolets, quintolets et autres septolets dignes de Boulez ! Quoi qu’il en soit, on peut quand même être reconnaissants à l’Abbé Prim d’avoir fait redécouvrir ce chef-d’œuvre.

M.B. : Les modifications ultérieures étaient-elles faites pour adapter l’œuvre au goût du jour comme lorsque Mozart a revu le Messie ?

J.-M. A. : Absolument, ce procédé obéit d’abord à un souci d’adapter l’œuvre aux oreilles contemporaines, surtout au XIXe siècle où on ne s’embarrassait pas de problèmes d’authenticité. Pour le Messie, Mozart, je crois, a honoré une commande de Van Swieten qui souhaitait entendre l’œuvre « modernisée ». Mozart a donc seulement remanié l’orchestration.

En fait, il y a deux sortes de modifications : celles qui touchent à l’orchestration et au texte chanté, où l’on change instruments ou paroles sans toucher à la substance musicale, et celles qui touchent à la structure musicale où l’on rajoute ou retranche des notes, voire des passages entiers. Bien évidemment la deuxième trahit à coup sûr la pensée de l’auteur, ce que Mozart ne fait pratiquement jamais.

Revenons à la restitution de Prim : pour les ornements, il s’agissait surtout de rendre la partition lisible par des musiciens ne connaissant pas la notation ancienne. Le problème est que les rythmes proposés ne sont pas convenables.

Les Passions en concert dans la Chapelle Sainte Anne de Toulouse © Jean-Jacques Ader, 2006.

M.B. : Très concrètement, comment avez-vous défini les effectifs orchestraux et choraux pour le concert ?

J.-M. A. : En me basant sur les usages (équilibre entre chœurs et instruments) et ces fameux registres toulousains. Le choix des voix des solistes est également important, surtout pour le haute-contre « à la française ».

M.B. : J’avoue mon ignorance… ces « fameux » registres toulousains ???

J.-M. A. : Je me suis basé principalement sur les recherches, dans les documents d’archives, de Pierre et Janine Salies, historiens de Toulouse, qui ont publié une étude passionnante sur les musiciens toulousains du XVIIIe siècle. Les archives conservent, entre autres, des registres consignant les salaires versés aux différents corps de métiers, ainsi que des documents témoignant de la vie économique et sociale de l’époque (revues ou journaux).

M.B. : Est-ce que l’on a affaire à l’orchestre à la française si cher à Lully ?

J.-M. A. : A ceci près qu’il manque une partie intermédiaire. Plus précisément, les cordes chez Lully se divisent en dessus, haute-contres, tailles, quintes et basses, soit cinq parties. Il faut noter que les trois parties centrales sont des instruments de dimensions variables (plus ou moins comme l’alto). Historiquement, la partie de quinte va peu à peu disparaître, les parties de haute-contre et de taille vont fusionner pour donner la partie d’alto, la partie de dessus va se diviser en violons 1 et violons 2. Le résultat est l’orchestre à l’italienne à quatre parties connu de nos jours. L’orchestre de Gilles se situe au début de cette mutation, donc sans la partie de quinte de violon.

M.B. : En étudiant la composition de votre orchestre, on aperçoit un serpent. Comment expliquez-vous la présence de cet instrument surprenant ?

J.-M. A. : Le serpent est la basse du cornet à bouquin, instrument à embouchure, en forme de « S ». Il a été très utilisé dans toutes les églises en France, notamment pour soutenir les chanteurs pour le plain-chant quand il n’y avait pas d’orgue, jusqu’à la fin du XIXe siècle ! Les registres des musiciens toulousains au début du XVIIIe siècle faisant mention de joueurs de serpent, il était normal d’en utiliser. Son timbre rond et souple se marie très bien avec les basses du chœur.

M.B. Quelles sont les considérations qui priment pour le concert : la structure de votre ensemble, l’acoustique du lieu, le nombre d’instrumentistes disponibles à l’origine ?

J.-M. A. : En fait, c’est la combinaison de ces différents paramètres ; le but étant toujours d’essayer de retrouver un son « authentique » (un mot qui reste dangereux à utiliser). Cette recherche d’authenticité peut, paradoxalement, apporter de la nouveauté dans la conception du son.

M.B. : Sait-on comment étaient disposés les musiciens à l’époque dans la Cathédrale Saint-Etienne de Toulouse?

J.-M. A. : Les musiciens se tenaient vraisemblablement dans le chœur de la partie gothique de la cathédrale, mais pour des questions de capacité d’accueil du public, nous serons disposés dans la nef Raymondine, plus grande. (En effet, la Cathédrale St Etienne de Toulouse est un édifice assez extraordinaire qui fait se côtoyer deux nefs de styles différents.)

On sait peu de choses sur la disposition des musiciens à l’époque, mais je suis quasiment sûr, par exemple, que les solistes ne se tenaient pas en avant comme dans les concerts actuels, mais chantaient depuis le chœur dont ils faisaient partie.

Les Passions dans la Cathédrale Saint-Etienne de Toulouse © Jacques Combalbert


M.B. : Pour finir, désirez-vous nous présenter votre ensemble ?

J.-M. A. : L’orchestre Les Passions existe depuis 1986. Créé à Toulouse, il a été accueilli par la Ville de Montauban en 1991. Sa renommée a très vite dépassé les frontières de Midi-Pyrénées, puis françaises puisque nous avons joué aux Pays-Bas, en Espagne, en Suisse et en Hongrie. Nous faisons un important travail de diffusion en Midi-Pyrénées pour faire découvrir la musique baroque au public éloigné des métropoles culturelles, tout en organisant une saison musicale à la Chapelle Sainte-Anne à Toulouse qui obtient un succès phénoménal. Notre effort se porte actuellement sur la diffusion dans des grands festivals (le Requiem de Gilles sera redonné cet été à Lessay, à La Chaise-Dieu et à Sylvanès) et sur l’édition de CD avec le label Ligia Digital, distribué par Harmonia Mundi. A ce jour deux titres sont déjà parus : « Con Voce Festiva » d’Alessandro Scarlatti avec Isabelle Poulenard, et les Vêpres Vénitiennes de Porpora toujours avec Isabelle, et Guillemette Laurens, ainsi que le chœur de jeunes filles Eclats.

M.B. : Quels sont vos projets futurs ?

J.-M. A. : Le prochain projet est un concert intitulé « Noël Baroque Occitan » qui fera participer, outre les Passions, les Sacqueboutiers de Toulouse et des musiciens et chanteurs traditionnels. Nous ferons revivre une veillée de noël en occitanie (de la Provence à l’Aragon) au cours de laquelle se rencontreront, se répondront, et se mélangeront les musiques traditionnelles et les musiques dites savantes. Avant cette production, nous aurons enregistré le Requiem de Gilles.

M.B. : Jean-Marc Andrieu, merci beaucoup pour cet entretien.

Propos recueillis le 19 février 2008.

Site Internet de l’Ensemble Les Passions 

Étiquettes : , , Dernière modification: 9 juin 2020
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