Rédigé par 17 h 11 min Critiques, Expositions & Sorties

Le pinceau et le luth (Evaristo Baschenis, Galerie Canesso, Paris – du 6 octobre au 10 décembre 2022)

“Le premier mérite d’un tableau est d’être une fête pour l’œil.” (Delacroix)

Evaristo Baschenis, Nature morte aux instruments de musique Cat. 5 Milan, Museo Teatrale alla Scala, inv. 1166 © Galerie Canesso

On ne jurait jusqu’ici que par Baugin, celui des débuts, naturellement, avant l’austère classicisme desséché du dernier tiers de sa vie. Celui de la nature morte à l’échiquier au luth renversé, ou bien celui de la nature morte aux gaufrettes également au Louvre, désormais si liée à la viole pourtant absente du tableau, par la magie de Tous les matins du monde. Mais cette manière profonde, grave, mystérieuse, un peu abstraite, encore hiératique, qui n’a pas encore la fluidité du quotidien et le naturel des Flamands est également celle d’un contemporain, d’un maître qui n’est pas grand mais immense : le Bergamais Evaristo Baschenis (1617-1677) parfois crédité comme l’inventeur du genre, et plus particulièrement de la nature morte à trophées d’instruments et partitions.

Evaristo Baschenis, nature morte aux instruments de musique (détail) © Muse Baroque, 2022 avec l’aimable autorisation de la Galerie Canesso, Paris.

La Galerie Canesso, pour son quatrième dialogue entre collections publiques et privées, a donc choisi cet illustre peintre, rassemblant neuf œuvres de premier plan, dont l’exceptionnel tryptique Agliardi qui comporte les portraits de trois frères de l’une des familles bergamesques les plus fameuses ainsi que l’autoportrait du musicien-peintre – en tenue de religieux (il entra dans les ordres à l’âge de 27 ans) – jouant de l’épinette à ses commanditaires. Et si l’on excepte les deux tableaux conservés au Musée de la Scala ou à l’Accademia Carrara de Bergame, toutes les autres œuvres sont issues de collections privées, et rendent la visite de cette exposition à taille humaine et à la muséographie d’une classieuse sobriété encore plus indispensable, d’autant plus que la dernière rétrospective du peintre était celle du Met de New York en 2000-2001, qui fit bondir la cote de l’artiste outre-Atlantique.

Evaristo Baschenis, Académie de musique d’E. Baschenis & O. Agliardi Cat. 7a Italie, collection particulière © Galerie Canesso

Rarement les instruments ont acquis une telle centralité. Les voici brossés en tant que tels, et non comme accessoires de natures mortes aux objets proliférants, ou comme outils de portraits de musiciens. Avec Baschenis, les instruments, luths et épinettes, habilement disposés sur des tapis orientaux de prix, dévoilent l’intimité de leur caisse, ou les secrets de leurs touches au spectateur, trônant en majesté en tant que sujets à part entière, sujets et non objets. Avec Baschenis, ce ne sont pas autant de “nature morte aux instruments de musique” qu’on devrait arborer sur les cartels, mais “portrait des instruments de musique sur le vif”. Point de vanité explicite ici, ni d’allégorie des sens. A ces portraits d’une théâtralité composée et assumée ne manque que la musique, qui n’est jamais loin, et dont les écrits s’étalent, apportant une touche claire à tant de brun et d’écarlate. On regrette que l’exposition n’ait pas jugé bon d’introduire un brin de Legrenzi, Uccelini, Grandi ou encore Merula en fond sonore, mais cela aurait distrait les visiteurs dans leur contemplation des énigmes du peintre.

Evaristo Baschenis, nature morte aux instruments de musique (détail) © Muse Baroque, 2022 avec l’aimable autorisation de la Galerie Canesso, Paris.

Grand maître de la perspective et des raccourcis (en géométrie projective et perspective et sur des objets irréguliers), coloriste hors pair, poussant le réalisme jusqu’à rendre la poussière, Baschenis s’avère par certains aspects un peintre encore sorti de la Renaissance, bien éloigné des vaporeuses évocations d’un joueur de luth à la Frans Hals. Car son hyperréalisme confine parfois à l’abstraction, un peu à la manière d’un Ucello, et la complexité géométrique des compositions, leur symbolisme, la tension sous-jacente, en font autant d’énigmes dont les honnêtes hommes du temps devaient raffoler, à l’instar des membres éclairés de l’Accademia degli Eccitati de Bergame : Pourquoi les instruments sont-ils représentés face contre terre, avec parfois les cordes détendues ou cassées ? Pourquoi ne correspondent-ils pas aux partitions ? Pourquoi ces dernières, alors que le peintre était musicien accompli, sont la plupart du temps injouables ?

Evaristo Baschenis, Nature morte aux instruments de musique (détail) © Muse Baroque, 2022 avec l’aimable autorisation de la Galerie Canesso, Paris.

Passe encore celles qui sont illisibles, mais certaines sont juste illogiques, tandis que le musicologue Lorenzo Girodo est parvenu à l’inverse à identifier une page du 2nd Livre de Madrigaux à 5 voix de Lassus dans l’édition vénitienne de 1568 (cat.5 supra) par la typographie et le cantus. Cela n’est pas inhabituel, et l’on a pu de même récemment rejouer la musique d’un Caravage. Pour justifier cette contradiction flagrante entre la méticuleuse précision de la représentation des instruments (jusqu’au monogramme du facteur Michael Hartung, cf. cliché infra où l’on perçoit son monogramme M+H) et le caractère souvent “fortuit” ou fautif des notes sur les nombreuses partitions représentées, Enrico de Pasquale avance l’hypothèse – un peu facile –  que le peintre aurait laissé des “indications générales à ses assistants” et que ces derniers se seraient librement inspirés de partitions manuscrites ou imprimées du maître. Or, outre le Lassus identifié, les Musées Royaux de Bruxelles recèlent un tableau où une page des Trattado de glosas de Diego Ortiz (Rome, 1553) sont reconnaissables à l’incipit, mais où le reste des notes est aléatoire… Quoiqu’il en soit, cette peinture dite de “quadratura” avec des variations sur un thème, et le défi mathématique de la représentation d’objets au formes complexes dans l’espace nous permet de jouir sans vergogne d’un aéropage magnifique de luths, théorbes, archiluths, mandolines, chittarini, violon, violone ou violoncelle (on n’en voit que la tête qui émerge), harpes, flûtes, épinettes tous représentés avec une exactitude remarquables, qu’il s’agisse de la marqueterie, des cordiers, ou des tables d’harmonie.

Exposition d’instruments recréant une nature morte aux instruments de musique © Muse Baroque, 2022 avec l’aimable autorisation de la Galerie Canesso, Paris.

Pour s’en convaincre, la galerie a habilement recréé une nature morte en nature inspirée des tableaux, avec le prêt d’instruments rares de la collection de Giovanni Acconero, à Luggano, et notamment une épinette de Graziadio Antegnati (1523/25 – c. 1590) exposée pour la première fois et dans un état de complétude et de conservation impressionnant (mais hors d’état de jeu). Mais il serait réducteur de considérer l’œuvre de Baschenis comme un gigantesque jeu intellectuel et répétitif, car la liberté de la touche, la légèreté esquissée dans certains détails (rubans, plume, reflets), les associations chromatiques (l’on se demande d’ailleurs si certains instruments ne sont pas simplement pas convoqués là pour une touche d’ivoire et certains fruits pour contrebalancer tant d’ocre et de cramoisi), les tapis et rideaux pointent tous du doigt vers une direction unique : celle du grand théâtre éphémère du monde, dont l’éternel silence peut être vaincu par la Musique. 

 

 

Viet-Linh NGUYEN

Evaristo Baschenis, Nature morte aux instruments de musique avec le monogramme du facteur Michael Hartung M+H (détail) © Muse Baroque, 2022 avec l’aimable autorisation de la Galerie Canesso, Paris.

En savoir plus :

  • Site officiel de la Galerie Canesso, 26 rue Laffitte, 75009 Paris – Tel : +33 1 40 22 61 71, contact@canesso.com. Du lundi au samedi, de 11h à 18h30, 1er et 11 novembre inclus. Catalogue en vente à la galerie (100 pp., 30 euros) et comprenant notamment une très intéressante notice de Marcello Eynard sur la musique à Bergame au XVIIème siècle.
Étiquettes : , , , , , , , , , Dernière modification: 4 décembre 2022
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