Rédigé par 2 h 40 min CDs & DVDs, Critiques

Expressif et virtuose ! (Bach before Bach, Siranossian, Maté, Alarcon – Alpha)

 Bach before Bach

Johann Sebastian Bach (1685-1750),
Violin sonata in G major BWV 1021

Carlo Farina (vers 1600-1639)
Sonata quinta detta la Farina

Johann Gottried Walther (1684-1748)
Passacaglia, from sonata N°6

Johann Sebastian Bach,
Adagio, from violin sonata in C minor BWV 1024
Fugue, from violin sonata in G minor BWV 1026

Georg Muffat (1653-1704),
Sonata in D major

Johann Sebastian Bach
Violin sonata in E minor BWV 1023

Johann Paul von Westhoff (1656-1705)
Sonata III, Imitazione della campane

Andréas Anton Schmelzer (1653-1701), d’après Biber
Victori der Christen

Chouchane Siranossian, violon
Balazs Maté, violoncelle et basse de violon
Leonardo Garcia Alarcón, clavecin

1 CD digipack, Alpha / Outhere, 2021, 64′

A l’heure où, prise d’une véritable frénésie d’enregistrements, elle publie un nouvel album (Duello d’archi a Venezia, chez Alpha, dont le compte-rendu sera à retrouver prochainement dans nos pages), trois ans après un détour par l’œuvre de Tartini (Violin Concerto, encore Alpha), retour sur le précédent disque de la violoniste Chouchane Siranossian, sobrement et en partie injustement intitulé « Bach before Bach ». Un disque qui derrière un titre un brin passe-partout cache un enregistrement classieux d’œuvres rarement exécutées, dévoilant une violoniste en pleine maîtrise de son art.

Chouchane Siranossian, déjà remarquée depuis plusieurs années pour ses prestigieuses collaborations et son rôle prépondérant à la tête de l’Ensemble Esperanza (une fonction à laquelle elle a mis un terme en 2022) retrouve sur cet album une fructueuse complicité avec Leonardo Garcia Alarcón, elle qui fut régulièrement premier violon au sein de la Capella Mediterranea. Le chef argentin retrouvant ici ses fonctions premières de claveciniste, assurant le continuo en compagnie du violoncelliste baroque Balazs Maté, connu des discophiles pour ses concertos pour violoncelle de Giovanni Battista Cirri et CPE Bach (Hungaroton)

Si nous avions admiré son enregistrement des tardifs concerti d’Andréas Romberg (déjà chez Alpha, 2021, voir notre compte-rendu), c’est à des partitions autrement variées, et disons-le plus stimulantes, que s’attaque sur ce disque Chouchane Siranossian. Car si Jean-Sébastien Bach (1685-1750) porta l’expressivité du violon à un degrés rarement égalé avec notamment ses Sonates et Partitas pour violon seul (composées en 1720) et autres concerti pour ce même instrument, il serait dommage d’oublier les compositeurs, forts nombreux et à la postérité plus ou moins persistante, qui donnèrent à l’instrument alors en pleine ascension ses lettres de noblesse dans la seconde moitié du dix-septième siècle. L’Orfeo (1607) de Monteverdi est indéniablement la première grande œuvre à mettre en majesté l’instrument, invoquant pizzicati et tremolo pour renforcer l’intensité dramatique du propos. Mais bien avant les sommets d’expressivités d’un Bach ou d’un Vivaldi (1678-1741), le violon est souvent affaire de démonstration de virtuosité, chaque compositeur, violoniste ou non de formation, rivalisant de courtes pièces destinées à impressionner sur les capacités nouvelles de l’instrument aux origines italiennes.

C’est notamment le cas de Carlo Farina (1600-1639), mantouan et premier virtuose reconnu de l’instrument dont Chouchane Siranossian nous offre la quintessence du talent avec l’exécution de sa fameuse Sonata Quinta Detta la Farina, l’un des nombreux grands moments de cet enregistrement où appuyée sur le continuo aussi léger que rigoureux de Leonardo Garcia Alarcon, elle exprime toute la mélancolie des sentiments que recèle le violon, l’expressivité du grain, entremêlant ceux-ci avec un geste de soudaine virtuosité. Sur cette partition, véritable démonstration de la palette émotionnelle de l’instrument, l’archet de la violoniste subjugue, à la fois précis et léger, acéré dans ses attaques, souple dans ses variations, une parfaite assimilation des multiples reflets d’une pièce composée comme une parure, montée pour scintiller sous de multiples aspects.  On s’extasiera devant la pureté des suspensions, la capacité du compositeur à alterner langueur et vivacité et à offrir un final sautillant, presque champêtre.

Une œuvre à mettre en regard avec celle qui la précède dans l’enregistrement, la Sonata in G major BWV 1021 de Jean-Sébastien Bach, de loin pas la plus connue de ses pièces pour violon et où l’on remarquera dès l’adagio introductif, outre une belle présence du violon, un relief ajusté avec le clavecin dont ne se déparera pas l’ensemble de l’enregistrement. Pas l’œuvre pour violon la plus connue de Bach, mais représentative de l’assimilation par ce dernier du caractère expressif de l’instrument, composant un adagio toute en légèreté et souplesse avant d’enchainer avec un vivace plein d’ardeur dans lequel Chouchane Siranossian déploie un archet aérien, aux attaques toujours aussi affirmées et un son au grain vibrant et boisé transperçant, avant de conclure par un presto virtuose.

Dans cette galerie de virtuoses du violon Johann Paul von Westhoff (1656-1705), compositeur de Dresde ayant de l’aveu de ce dernier influencé Bach, qu’il rencontra probablement quelques années avant sa mort à Weimar, est représenté par cette Imitazione della Campane (sonata III), d’une tension permanente, suggérant une attente, un dénouement qui ne viendra pas, comme une crispation nerveuse et suspendue dans ce qui s’affirme comme un lumineux exemple des capacités dramatiques de l’instrument.

C’est aussi en regard de Westhoff que peut s’apprécier la Sonata in D major de Georg Muffat (1653-1704), savoyard de Megève, élève un temps de Lully, puis fréquentant Heinrich Biber à Salzbourg. Une exacerbation de la sentimentalité du violon où soutenu par un continuo très structuré (héritage de sa formation initiale d’organiste ?) il délivre une partition passant par tous les registres de l’instrument, alternant le sensible et le virtuose, toujours à fleur de peau, trompant la sécheresse de certains de ses accords (deuxième mouvement particulièrement) dans une mélodie parfois proche de la ritournelle mais toujours séduisante.

Aux cotés de ces démonstrations de virtuosité technique, Jean-Sébastien Bach insuffle l’art de la tempérance, comme avec cette Fugue tirée de la Sonata in G minor BWV 1026, présentant un violon mélodieux et entraînant, presque champêtre, aux accords guillerets, véritable affirmation de la capacité de l’instrument à se fondre dans un ensemble, laissant pour le coup le continuo prendre par moments presque le dessus. Jean-Sébastien Bach qui avec l’ouverture de sa Sonata in E minor BWV 1023 ne pourra que rappeler une autre de ses partitions (on vous laisse aller écouter, c’est transparent) et sans excès démonstratifs dévoile une partition à l’épure évidente, sublimant l’instrument, jouant de l’alternance de sections contrastées pour notre plus grand plaisir.

A ce programme haut en couleurs, il fallait son acmé. La Passacaille (extrait de la sonate n° 6) de Johann Gottfried Walther (1684-1748), au passage lointain cousin de Jean-Sébastien Bach, où l’archet sec semble triturer les cordes, énumérant toutes les alternances de rythmes, osant les ruptures les plus acrobatiques aurait pu en être une. Mais ce serait faire l’impasse ignominieuse sur cette Victori der Christen de Andréas Anton Schmelzer (1653-1701) sur laquelle Chouchane Siranossian dompte tous les piégeux effets de doubles cordes et du procédé de scordatura pour offrir une interprétation de ce sommet, finalement pas si souvent gravit, adaptation de la dixième sonate du Rosaire de Heinrich Biber (et rappelez-vous le siège de Vienne de 1683, évènement inspirateur de l’œuvre). Une pure expression de la fougue, de la tendresse mélancolique, de l’exploration des tourments de l’âme dont est capable le violon, un accompagnement très varié, du jeu occasionnel de luth du clavecin au bois du violoncelle frappé par le dos de l’archet. Et dont l’audace du final, flirtant avec le silence n’en est que plus pétrifiant. Une interprétation qui s’impose comme une référence sans doute difficilement dépassable.

Avec cette incursion savamment composée aux racines du violon Chouchane Siranossian et Leonardo Garcia Alarcon délivrent un disque sublime, mû par une tension constante et où s’affirme la virtuosité et le caractère d’une violoniste baroque incontournable.

 

                                                                                   Pierre-Damien HOUVILLE

 

 

Étiquettes : , , , , Dernière modification: 26 octobre 2023
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