Rédigé par 15 h 24 min Actualités, Horizons & Débats

Heart and Saül : Haendel annulé à Cambridge du fait du conflit israelo-palestinien

“Et Saül répondit : Je suis dans une grande angoisse; car les Philistins me font la guerre, et Dieu s’est retiré de moi, et ne m’a plus répondu, ni par les Prophètes, ni par des songes; c’est pourquoi je t’ai appelé, afin que tu me fasses entendre ce que j’aurai à faire.”
(1 Samuel 28, La Sainte Bible, trad. de Samuel Martin, 1710 revisée en 1744)

Rembrandt (1606–1669), Saul & David, huile sur toile, vers 1651-54, Mauritshuis – Source : Wikipedia Commons

Un songe (me devrais-je inquiéter d’un songe ?)… La cancel culture a frappé. Elle s’est abattue au cœur de l’élite britannique, comme la foudre de l’effacement aurait pu s’abattre partout ailleurs sur notre continent. Saül, l’HW 53 fameux, célébrissime oratorio haendelien créé le 16 janvier 1739 au King’s Theatre de Londres, s’est vu déprogrammé des représentations organisées par la Cambridge University Opera Society du 26 au 28 octobre. La cause ? les “parallèles avec ce conflit [israelo-palestinien]” (“given the parallels to this conflict”) comme l’a abondamment repris la presse britannique (cf. le communiqué de presse révisé du 24 octobre ci-dessous). Nous ne savons guère quelle était la mise en scène prévue (par le metteur en scène Max Mason ou le producteur Matthew Monaghan, la direction musicale devant être assurée par Jonathan Hatley), mais nous supposons qu’elle avait soigneusement évité de transposer l’action sur l’esplanade des Mosquées, dans les territoires palestiniens, ou de mettre en œuvre les chars triomphants de Tsahal ou les roquettes du Hamas, même si une dérive à la Peter Sellars façon Nixon au Moyen-Orient est toujours possible.

Cette hypothèse étant acquise, force est donc de constater que la musique – et quelle musique ! – et la tragédie biblique – et quelle tragédie ! – ont dû s’incliner devant un “parallèle” d’une rare absence de pertinence, celle de se dire que le Premier livre de Samuel, qui conte la fin de la vie de Saül, premier roi d’Israël et l’ascension de son successeur le roi David lui-même aurait pu être interprété d’une manière ou d’une autre comme un soutien à l’une des deux parties du conflit, un encouragement aux terroristes, un pamphlet sioniste, une ode pro-Philistine (et donc pro-palestinienne ?) ou comme une œuvre fascisante attisant les braises de la guerre et du sang, le débat risquant “d’inciter à la violence”. “O fatal consequence of rage” comme le déplorerait le chœur bâillonné qui induirait de décommander tous les David & Jonathas, sur la terre et sur l’onde, voire en réalité pratiquement tout opéra ou œuvre à intrigue fait de sa potentielle subversion. Sans même se poser la question à propos des Passions (car il faut bien avouer que les “Kreuzige, kreuzige!” vociférés par la foule d’une Saint Jean n’invitent guère à l’apaisement).  Prenons au hasard d’autres opus de la pléthorique production italienne de Haendel pour démontrer par l’absurde notre raisonnement : Giulio Cesare : promotion de la colonisation impérialiste, de la femme-objet, du racisme anti-Egyptien (“Barbarouna Romana sposa ad un vil Egizio?” s’exclame Cornelia face aux avance d’Achilla). Orlando : scène de quasi-féminicide, violence psychique, exaltation de la violence. Ariodante : dédain de la parole de la femme, parodie de justice. Deidemia : non-respect de l’orientation sexuelle voire transphobie, célébration de la chasse écocide. Et ne parlons pas même de l’islamophobie sanguinaire de l’Arioste et du Tasse, avec leurs hordes de croisés fanatiques mais aux cœurs d’artichaut sous la cuirasse. Car n’oublions pas que dans l’Armide de Lully, toute la tendresse et le talent du compositeur vont sans hésitation à cette magicienne abandonnée, au-delà des religions et des guerres…

Comment en est-on arrivé là ? La faute à trois facteurs infernaux, qui hélas ne vont que se renforçant l’un l’autre, en une trilogie maléfique : d’abord la “malscène” tant dénoncée par Philippe Beaussant, celle du théâtre post-Brechtien, ce Regietheater qui a fait de n’importe quel “metteur en scène” un démiurge tout-puissant, bousculant les intentions du compositeur, écartelant le librettiste, faisant fi du contexte et du langage de l’époque de l’œuvre, humiliant les artistes qui devraient déjà s’estimer heureux de graviter autour de ce nouvel astre intellectuel, qui par sa relecture grossière, décapante, cynique et souvent hideusement facile, nous gratifie de vidéos nombrilistes et de la paresse d’un quotidien sordide à l’indigence assumée. Voilà comment le quartier rose d’Amsterdam remplace l’exotisme bon enfant des Indes Galantes, que Jules César découvre des toilettes en or, que le merveilleux se mue en caniveau ou encore que Poppée…, enfin, passons, des enfants peuvent nous lire.

Deuxième coup de butoir, la “cancel culture” et les acharnés du wokisme, ayatollahs de vertu prêts à stigmatiser et à déconstruire à tout va. Or, l’opéra, perçu – de manière outrageusement erronée – comme un instrument de domination sociale élitiste, représente une ambulance qu’il est tentant d’arroser à la sulfateuse des bons sentiments : tous ces rois, ces princes dominants et exploiteurs, cette mythologie has been et volontairement incompréhensible aux masses défavorisées, ces prologues courtisans serviles, ces nymphes et bergères sous emprise sont à honnir.

Troisième circonstance : la passivité et l’acceptation du public et de la critique. Alors que le Met nous ressort encore régulièrement du Ponnelle pompeux et pompier mais qui conserve son allure, que Garnier ne dédaigne pas de temps à autre pour ses ballets la féérie magiquement colorée d’un Noureev, depuis combien de temps applaudissons-nous de Gluck à Rameau, de Lully à Haendel, soit des platitudes scolaires qui desservent justement les mises en scène “traditionnelles”, soit au mieux des cubes noir et blanc, soit au pire des maisons de retraite des 60’s où Iphigénie peut vomir, tout cela sous les ovations compassées de beaucoup et convaincues de quelques-uns ? Ce petit monde permet à l’intelligentsia de s’adonner à son sport favori de surinterprétation jésuitique, tout en achevant l’inverse de l’effet voulu, à savoir rendre le genre encore plus élitiste et abscons tant un nouveau-venu ne saisit absolument rien à l’intrigue redessinée ? 

Giovanni Francesco Barbieri dit Le Guercin (1591-1666), Saül attaquant David, huile sur toile, Galerie Nationale d’art ancien, Palais Barberini, Rome – Source : Wikimedia Commons

Cette désastreuse annulation de Saül, suivie d’une demande d’excuses publiques de la Cambridge Jewish Students’ Union, n’est que le sommet d’un iceberg qui, pris à la lettre, risque fort de nous projeter dans la programmation de seules niaiseries décoratives. Le metteur en scène Max Mason déclara que sa production “n’a pas été en mesure de faire face pleinement à des questions qui présentent une synchronicité frappante avec le conflit actuel au Moyen-Orient” (“was unable to fully confront issues that have striking synchronicity with the current conflict in the Middle East”). Elle n’avait pas à les affronter.

 

Viet-Linh Nguyen

 

 

 

Étiquettes : , Dernière modification: 19 décembre 2023
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