Rédigé par 22 h 43 min CDs & DVDs, Critiques

Correspondances

Rares sont les claviéristes aujourd’hui qui s’aventurent avec bonheur à jouer la musique de Carl Philipp Emanuel Bach au clavicorde. Parmi les réalisations marquantes, signalons celle de Mathieu Dupouy (Hérisson Productions), signalons celle de Marcia Hadjimarkos (Pièces de caractère, Zig Zag Territoires), et signalons encore celle de Jocelyne Cuiller…

Carl Philipp Emanuel BACH (1714-1788)

Sonates pour Yukio

Sonates en ré mineur Wq 51/4, en ut mineur Wq 65/31, en sol mineur Wq 65/17, en sol majeur Wq 65/22, en ré mineur Wq 69

 

Jocelyne Cuiller, clavicorde de Jean Tournay d’après Christian Gottfried Frederici

54’06, Ligia, 2012.

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Rares sont les claviéristes aujourd’hui qui s’aventurent avec bonheur à jouer la musique de Carl Philipp Emanuel Bach au clavicorde. Parmi les réalisations marquantes, signalons celle de Mathieu Dupouy (Hérisson Productions), signalons celle de Marcia Hadjimarkos (Pièces de caractère, Zig Zag Territoires), et signalons encore celle de Jocelyne Cuiller qui, après un disque consacré à Johann Sebastian et à Carl Philipp (O Süsses Clavichord, Fuga Libera) puis un autre consacré uniquement à Carl Philipp (Rêveries pour connaisseurs et amateurs, Fuga Libera), récidive avec Carl Philipp ; nous ne nous en plaindrons pas : la matière est abondante et nos oreilles s’en réjouissent.

Elles ne sont pas les seules. Dans Rêveries pour connaisseurs et amateursJocelyne Cuiller proposait un parallèle entre les fantaisies de C.P.E. Bach et les Rêveries du promeneur solitaire de Jean-Jacques Rousseau. L’idée était intéressante. Mathieu Dupouy quant à lui rapprochait les pièces qu’il jouait des Night Thoughts d’Edward Young. Cette fois, on va plus loin — et c’est ici, lecteur, l’explication du titre énigmatique de ce disque : “c’est par une succession de sensations semblables éprouvées en jouant la musique de l’un et en lisant les romans de l’autre que j’ai ressenti le besoin de mettre en parallèle les œuvres de ces deux artistes : Carl Philipp Emanuel Bach et Mishima Yukio”. C’est ainsi que les sonates choisies se sont organisées en un cycle illustrant divers moments d’un roman de Mishima, Neige de printemps.

Le clavicorde, sous les doigts de Jocelyne Cuiller, livre un son fin, même peut-être menu, mais aussi très intense et expressif ; de telles qualités en font un instrument de l’intime sur lequel les passions semblent s’exprimer directement, comme si les sentiments eux-mêmes agitaient les cordes. Dans le clavicorde, contrairement à ce qui se passe dans le piano, le clavier est relié la corde par un système assez direct — ce qui permet d’ailleurs de créer un vibrato. Le doigt touche la corde, par l’intermédiaire d’un clavier. C’est peut-être de ce lien privilégié entre l’instrumentiste et le son que naît cette impression d’immédiateté absolue. Il faut dire que même dans le cadre apparemment fixe de la sonate, Carl Philipp Emanuel Bach donne l’impression d’une improvisation : ce n’est pas seulement l’interprétation qui semble émaner de l’instant, c’est la musique même — impression qu’accentue la petitesse de son du clavicorde, son caractère du coup éphémère.

La magie du disque, c’est de pouvoir renouveler plusieurs fois l’éphémère et en sentir ainsi toutes les finesses, s’abreuver des idées et des images qui surgissent des notes, et des mesures : il faudrait tout détailler, et je me contenterai de quelques jalons. Que nous montre le début de la sonate en ut mineur ? Il y a sans doute un personnage, peut-être deux ; peut-être que le second n’est que dans l’esprit du premier, qui y songe. Ce mouvement montre et raconte. Et cet Adagio de la sonate en sol mineur, que fait-il ? Il regarde d’abord, et puis il chante. — Tiens, cela ressemble assez à ce qu’a proposé Jocelyne Cuiller dans le roman de Mishima. On sait raconter, on sait chanter, on sait regarder, mais on sait aussi sautiller : l’Allegro de la sonate en sol majeur allège un peu l’atmosphère — non qu’elle soit pesante, mais elle est plutôt mélancolique dans l’ensemble. D’ailleurs, Jocelyne Cuiller, Yukio et Carl Philipp prennent congé de nous, après maintes péripéties, avec une variation un peu triste, douloureusement retenue, pensive, s’éloignant…

Telles sont les pensées que peut susciter chez un auditeur l’écoute de ces Sonates pour Yukio. Mais est-ce un disque qui s’écoute ? Il se rêve.

Loïc Chahine

Technique : excellente captation pure et fidèle.

Interview : “En fait le clavicorde n’a rien à voir avec le clavecin”, entretien avec Jocelyne Cuiller autour du clavicorde et de C.P.E. Bach

Étiquettes : , , , , , , , Dernière modification: 11 juillet 2014
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