Rédigé par 14 h 20 min CDs & DVDs, Critiques

Nota Bene ! (Keynotes, Corina Marti – Ramée, 2022)

KeyNotes
Musique européenne ancienne pour claviers,
Works from the codices of Faenza, Robertsbridge, Buxheim, Las Huelgas, Florence et Perugia.

Corina Marti, clavicymbalum, clavicythérium, organetto et orgue.

Ramée/Outhere Music, 2021, 65′.

Autorisons nous un pas de côté, une incartade, une infidélité à notre habituel répertoire pour nous aventurer en amont du baroque, avant même les polyphonies de la Renaissance, et sans pour autant tout à fait embrasser Guido d’Arezzo, remontons le temps à la rencontre d’une musique médiévale que la claviériste multi-instrumentiste Corina Marti fait revivre avec une dévotion touchant à l’abnégation, tant l’exploration de ces anciennes pages du répertoire s’avère un véritable travail de reconstitution de sons oubliés. Un voyage menant l’auditeur à travers l’Europe, au gré de jalons passant par la France, l’Espagne, l’Italie ou l’Allemagne, pour un inventaire en éventail des formes les plus anciennes de musiques pour instruments à clavier, qui débarrassés de leurs mutations ultérieures, nous apparaissent sous des formes aussi inhabituelles que déconcertantes. Et cette diversité de forme se double d’une richesse admirable de l’instrumentarium, avec de vraies raretés en termes de facture et de timbre : clavicymbalum, clavicythérium, organetto et orgue sont tour à tour convoqués sous les doigts agiles de l’interprète, au jeu d’une clarté assurée et à la lisibilité brillante, à la suspension poétique douce en dépit des notations limitées de cette musique. Certes, il y a peu de modulation, et l’on avouera que l’organetto n’est pas l’instrument à la palette la plus expressive qui soit. Mais la restitution scrupuleuse, la discrète beauté des timbres, la fluidité de l’ensemble émeut. Corina Marti se fait humble passeuse, messagère discrète et attentive :  c’est un temps d’où le plus souvent les noms des compositeurs ne nous sont pas parvenus et les compositions regroupées dans cet enregistrement émanent de divers corpus, le plus souvent italiens, regroupant des pièces d’origines variées, invitant à un voyage au travers de l’Europe musicale de la fin de la période médiévale, passant aussi bien par l’Angleterre, la France que l’Allemagne et l’Espagne, sans oublier la péninsule italienne, matrice de tant de mutations et métamorphoses des formes musicales occidentales, et dont nombre de bibliothèques recèlent des partitions de provenances éparses n’attendant qu’une redécouverte.

Les premières pièces offertes, si elles proviennent du manuscrit Pluteo 29.1 (Fond Médicis de la célèbre bibliothèque laurentienne qu’abrite le monastère de San Lorenzo à Florence), explorent les pages les plus reculées de la musique sacrée parisienne, parmi les premières œuvres jouées à Notre-Dame, dans la seconde moitié du XIIIème siècle et associées au genre alors en vogue de l’Organum, consistant en l’ajout sur un passage de plain-chant d’une voix, auquel ces compositions se rattachent.  Caractéristiques de l’Ecole de Notre-Dame, alors florissante, ces pièces sont de probables substitutions pour différentes sections en déchant d’un organum. Le genre, qui préfigure le futur et quelque peu plus libre motet, est spécifiquement associé au service liturgique, alors que le motet pourra voir son exécution s’extraire de ce cadre très contraint, notamment à l’occasion de fêtes religieuses, et agrégeant alors des effectifs plus conséquents d’exécutants. C’est ce genre qu’introduit dans le programme le Tribum quem non abhorit, motet de Philippe de Vitry (1291-1361), parvenu jusqu’à nous par l’intermédiaire du manuscrit de Robertsbridge. Si les origines du compositeur demeurent obscures (on ne sait si on doit rattacher sa naissance à Vitry-en-Artois ou Vitry-en Perthois, dans l’actuel département de la Marne), il apparait certain qu’il s’éteint à Meaux et qu’outre des compositions ne nous étant qu’en partie parvenues, il est l’auteur probable du traité Ars Nova (Art Nouveau), publié vers 1320 et qui influencera tout le quatorzième siècle musical, français et plus largement européen, permettant outre la diffusion de nouvelles formes musicales (dont l’affirmation du motet), une évolution technique certaine de l’écriture de la musique, ouvrant aussi la voie à la complexification des partitions. Le motet ici présenté fut sans doute initialement composé pour le Roman de Fauvel, poème satirique comprenant des interpolations musicales, et dont nous invitons nos lecteurs à se renseigner sur le sens acronymique de Fauvel et les allusions pour l’époque à peine voilées au règne troublé du Philippe IV le Bel (mort en 1314). Corina Marti en livre une interprétation concentrée et délicate.

C’est ensuite au Codex de Montpellier, autre source essentielle de la musique sacrée médiévale, que nous devons la résurrection des trois motets (en fragments) portant la mention « Chose Tassin », faisant référence au traité de Johannes de Grocheio qui dans son Ars Musicae (vers 1300) apposait cette mention aux estampies, danses vocales et instrumentales que son prédécesseur avait popularisées. Très populaires en leur temps et au carrefour des traditions musicales anglaises, françaises et italiennes, ces estampies sont également un pont vers des formes musicales plus typiques des traditions nationales.

Codes Faenza, Folio 77, Partition de Jacopo da Bologna. Vers 1400-1420. Wikimedia Commons.

Le Codex Faenza, fameux et très volumineux manuscrit dont les premières couches remontent au tout début du quatorzième siècle recueille lui aussi bon nombre d’estampies, est parfois aussi connu sous le nom de Codex Bonadies, du nom de l’auteur du traité Regulae Cantus (1473) qui en partie le compose. Cinq pièces enregistrées ici proviennent de ce corpus, issues de la fin du manuscrit, dans la continuité des mélodies de plain-chant dans leurs voix inférieures, avec des voix supérieures plus libres et ornementales que la claviériste restitue d’un contrepoint dense et plein de relief. Le Kyrie Angelicum et le Redentes in mi sont pour leur part issus du Buxheimer Orgelbuch (vers 1470), important manuscrit regroupant pas moins de 256 œuvres et présentant des chansons originaires de France, d’Allemagne et d’Italie pour la très grande majorité d’entre elles d’origine liturgique, ainsi que quelques compositions libres et des traités attribués à l’organiste Conrad Paumann (vers 1410-1473).

Les pièces suivantes sont originaires de divers recueils européens, à l’exemple du Lochamer-Liederbuch (vers 1460) ou du Manuscrit de Pérouse (vers 1470-1480), qui comme son nom ne l’indique pas regroupe en grande majorité des œuvres en provenance des régions allemandes de l’Europe, et présente des compositions polyphoniques jusqu’à huit tons, développant des embellissements caractéristiques des évolutions musicales de la fin de la période médiévale dans les régions germaniques.

La dernière partie du voyage dans le répertoire germanique nous plonge à la découverte du Manuscrit de Strasbourg (début du XVème siècle), ou plutôt dans les copies et notes que fit Edmond de Coussemaker de ce dernier, avant la destruction partielle de l’original dans les bombardements de la ville lors de la guerre de 1870. Deux pièces du manuscrit sont intégrées à cet enregistrement, la Stella Pia, hymne latine à deux voix, et le Molendinum de Paris, qui pourrait dès l’origine avoir été destiné à une exécution instrumentale, et dont la référence à un moulin pourrait être un exemple concret d’un intérêt très développé en cette fin de période médiévale pour la mécanique des moulins, phare technologique de cette époque. La collusion entre le titre et son probable compositeur Pierre des Molins, fait encore l’objet de débats et pourrait s’avérer une autre piste.

Retour au Codex Faenza pour la dernière partie de l’enregistrement où les noms des compositeurs des pièces commencent à apparaître avec plus de certitude. Ainsi Jacopo da Bologna (vers 1340-1386), Giovanni da Firenze (né vers 1340), Francesco Landini (vers 1325-1397). Cinq pièces sont jouées dans le programme de façon instrumentale et si le madrigal Io me son uno de Jacopo da Bologna est construit autour du thème de la tromperie, avec un allégorique oiseau, figure typique de la symbolique poétique italienne de cette période de césure entre la période médiévale et la Renaissance.

L’anonyme Cantano gl’angiolieti Sanctus, porte, lui à trois le nombre de voix et la pièce de Giovanni da Firenze apporte une lumière nouvelle sur la complexité de la composition, Corina Marti semble s’amuser de ce madrigal canonique où la seconde voix répète la mélodie de la première avec un décalage temporel, assez représentatif en cela du Trecento musical italien.

Le voyage s’achève par une incursion dans la péninsule ibérique avec le Manuscrit de Las Huelgas (début du XIVème siècle), conservé à Burgos (Benedicamus : Sane per omnia) et un autre Benedicamus tiré d’un manuscrit padouan du XIVème siècle conservé à Oxford, qui présentent chacun deux des œuvres symptomatiques non de la musique espagnole, mais de la musique italienne de l’époque. Ainsi en est-il des méandres de la conservation des œuvres.

Il est donc question dans cet enregistrement de métamorphoses, celles des formes musicales de la fin de la période médiévale, mais aussi de labyrinthe, celui de la conservation des œuvres, qui se retrouvent conservées dans des Codex abritant en un lieu des œuvres souvent représentatives d’autres territoires géographiques, ballottées au gré des vicissitudes de l’Histoire. En archéologue de la musique, Corina Marti compose un enregistrement variée et virtuose, mais qui pourra paraître d’un abord âpre par l’intensité sacrée de cette musique, entrée passionnante vers des formes musicales peu explorées et jalon essentiel de l’évolution de la composition européenne.

 

                                                           Pierre-Damien HOUVILLE

Étiquettes : , , , , , Dernière modification: 24 janvier 2023
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