Rédigé par 11 h 38 min Concerts, Critiques

Fulgurance élégiaque (Bach, Sonates et partitas, Fabio Biondi – Théâtre des Abbesses, 15 janvier 2023)

“J’ai éprouvé le désir de tenter moi aussi de révéler le sens profond de cette force inhérente aux Sonates et Partitas, non par une exécution apolinienne et détachée, où l’interprète ne serait que le médiateur d’une leçon écrite, mais avec un profond sentiment de vitalité, de contemporanéité et une immense envie de partage.” (Fabio Biondi)

Fabio Biondi au Théâtre des Abbesses © Muse Baroque, 2023

Jean-Sébastien BACH (1685-1750)

Partita n°2 en ré mineur BWV 1004
Sonate n°3 en ut majeur BWV 1005
Partita n°3 en mi majeur BWV 1006

Fabio Biondi, violon

Théâtre des Abbesses, Paris, dimanche 15 janvier 2023, 17h00.

Deux concerts, et une courte pause pour récupérer entre les deux parties de ce monument du répertoire de violon seul que sont les Sonates et Partitas de Bach. Le grand maître a attendu, patiemment et humblement, d’avoir passé le cap de la soixantaine pour les enregistrer ; un disque lumineux, d’une gracile fluidité, d’un legato de calligraphe (Naïve, 2021). Cette après-midi d’hiver, nous étions présents pour la seconde partie du diptyque. Dans une ambiance feutrée et intimiste, tout de noir vêtu, sobre silhouette devant le fond cuivré de la scène, le violoniste se donne et se reprend avec une sincérité puissante et très personnelle. Par rapport aux choix interprétatifs de l’enregistrement, c’est une lecture paradoxalement à la fois plus virtuose et plus profonde que Biondi a livré ce soir là, en une épuisante et intense confession. Recommencer la représentation par la Partita n°2 et sa superbe Chaconne était risqué. Mais la placer en fin de cycle aurait fait courir le risque de la fatigue. Dès l’Allemande, Biondi laisse courir la ligne mais la déchire de doubles cordes d’une brutalité proche du cri, la Sicilienne s’égare dans les méandres d’une rêverie douloureuse, ourlée, murmurante et aussi gorgée de sens qu’un battement de cœur. Son sens du tactus vibre à l’unisson de son instrument. [Quel est-il d’ailleurs ? L’on avouera regretter un peu tout de même son bon vieux Desiderio Quercetani de 1987 au son si typé et un peu geignard dans le medium, et certains puristes lui reprochent d’utiliser actuellement un violon dit baroque, monté avec des cordes en boyaux et sans mentonnière of course, mais dont la facture aurait été ravalée au XIXème et qui n’est plus conforme à ses mensurations d’origine, notamment en termes de renversement (NdlR : la hauteur, au dessus de la table, d’une ligne prolongeant le milieu de la touche et dont l’angle était beaucoup plus faible à l’époque baroque et avec un manche plus large et plus court).]

Mais fi de ces controverses de luthiers et revenons à l’essentiel. Voilà la Chaconne qui arrive. Une Chaconne hypnotique, qui n’a ni le classicisme d’une Isabelle Faust (Harmonia Mundi), ni l’épure d’un Kuijken (Accent, son premier enregistrement de 1983), ni la force brute d’un Milstein (celui de 1955). Biondi choisit le sentier d’une ligne mélodique élégiaque et chantante, soudain bousculée par les variations et doubles cordes. Et le violoniste prend à contre-pied les attentes, destructurant les voix dans la petite section centrale d’habitude si apaisée, survolant les passages virtuoses avec une agilité d’une discrétion bienveillante. Point ici d’explosion pyrotechnique alla Vivaldi, mais on ressent de la part de l’artiste la même fierté et jubilation sous-jacentes, couplée à une maturité et un détachement remarquables. C’est le plaisir de jouer, sans la légèreté de la péninsule, mais avec le sourire de cette période faste et confortable du Bach Kapellmeister à la cour de Köthen.

La Sonate n° 3 en ut majeur permet à Biondi de dépeindre un paysage enneigé et aquatique : le murmure doucereux et hésitant de l’Adagio, d’une diaphane poésie se transforme en sublime suspension. On admire le tempo lent, la subtile gradation de l’émotion de la nostalgie à la douleur fanée, la finesse des variations de rythme, la pulsation amère prélude à l’ample Fuga d’une introspection grave qui se libère dans les aigus peu à peu jusqu’à un Largo soudain apaisé, comme un hoquet après tant de sanglots. L’Allegro assai, à la brillance cuivrée, semble presque trop artificiel, telle une remontée au monde après les vertiges de l’âme.

De la Partita no 3 en mi majeur, à la fausse simplicité, l’on retiendra un archet chantant et dansant, d’une élégance détendue. La Gavotte en rondeau sonne comme un clin d’œil espiègle tout comme le Menuet I, la Bourrée démonstrative et fière, plus endiablée que la douce Gigue finale. L’auditoire a fait un triomphe pour ce concert à la spontanéité familière, retrouvailles intimes du maestro avec ces œuvres fétiches qu’il a interprétées en public tout au long de sa carrière.

En bis, Biondi nous offre une rareté : un assaggio du suédois Johan Helmich Roman, plus connu pour sa pompeuse Drottningholmsmusicken pour orchestre composée pour le mariage du prince Adolphe Frédéric avec Louise-Ulrique de Prusse, et dont l’écriture byzantine et heurtée surprend.

 

 

Viet-Linh Nguyen

 

 

Étiquettes : , , Dernière modification: 15 février 2023
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