« Les sanglots longs
Des violons
De l’automne
Blessent mon cœur
D’une langueur
Monotone
[…]
Sonne l’heure,
Je me souviens
Des jours anciens
Et je pleure » (Verlaine, Chanson d’Automne)
Duello d’archi a Venezia
Francesco Maria Veracini (1690-1768),
Concerto a 8 stromenti en ré majeur
Pietro Locatelli (1695-1764),
Concerto pour violon n°2 en do mineur, opus 3 from l’Arte del Violino,
Giuseppe Tartini (1692-1770)
Concerto pour violon a cinque en fa majeur, D61,
Antonio Vivaldi (1678-1741),
Concerto pour violon en ré majeur, Grosso Mogul, RV 208
Chouchane Siranossian, violon
Venice Baroque Orchestra
Direction Andrea Marcon
1 CD digipack, Alpha / Outhere, 2023, 76′
Nombreux sont les motifs d’admiration à l’écoute du jeu de violon de Chouchane Siranossian, et sans prétendre à l’exégèse, soulignons son envoutant son grainé, l’ardeur et la franchise de ses attaques, en adéquation complète avec le répertoire baroque qu’elle sert, ou encore sa dextérité d’archet, domptant allègrement et avec une apparente facilité les difficultés techniques de partitions écrites comme autant de défis à la virtuosité de leurs interprètes. Ajoutons à cela une aptitude appréciable à affronter les obstacles, sans voiler les difficultés dans l’ornementation orchestrale. Une interprétation affirmée, une radicalité de jeu qui en font une violoniste baroque incontournable dans le paysage musical actuel.
Son Bach before Bach (Alpha) consacré aux pièces les plus démonstratives et virtuoses de la fin du dix-septième et du premier dix-huitième siècles faisait la part belle aux compositeurs originaires du Saint-Empire magnifiant un violon à l’autonomie instrumentale naissante. Ce nouvel enregistrement peut s’aborder comme le second volet d’un dytique consacré aux plus virtuoses compositeurs de pièces pour violon baroque, un deuxième opus cette fois exclusivement consacré au répertoire italien, et plus précisément vénitien, une Venise éprise de ses fastes flamboyants, que certains qualifieront d’un peu décadents (sous les ornements transparaissent déjà les signes du déclin), ou la compétition entre musiciens s’avère une stimulante émulation, une rivalité d’archets non mouchetés, chaque musiciens jalousant ses bottes pour infliger aux autres quelques revers, victoires souvent éphémères à la Pyrrhus renforçant la détermination de l’adversaire. D’où cette volonté de rassembler dans ce nouvel album, non pas deux comme pourrait le laisser entendre le titre, mais quatre de ces compositeurs vénitiens, pour une passe d’armes à plusieurs, une joyeuseté enlevée, chorégraphiée et un peu foutraque à la Dumas, que Chouchane Siranossian convoque d’ailleurs dans le livret, présentant les quatre compositeurs réunis dans ce disque comme autant de mousquetaire valeureux dont le violon serait le bras armé.
Ne poursuivons pas plus loin l’analogie, bien que l’exercice soit séduisant, et contentons-nous de remarquer qu’entre Francesco Maria Veracini (1690-1768), Guiseppe Tartini (1692-1770), Antonio Vivaldi (1678-1741) et Pietro Locatelli (1695-1764), nous avons à faire à une véritable proximité générationnelle, au-delà de leur ville d’exercice. Et si Vivaldi et Tartini (compositeur auquel Chouchane Siranossian a consacré un album entier, déjà en complicité avec Andrea Marcon et le Venice Baroque Orchestra, chez Alpha en 2020) sont assurément les compositeurs les plus connus de ce programme, commençons, admiration oblige, par Pietro Locatelli tant le Concerto n°2 en do mineur tiré de l’Arte del Violino s’avère un sommet d’équilibre, de rigueur, et déploie une palette d’émotions révélatrice des plus subtiles capacités de l’instrument. Le recueil, publié à Venise en 1733, collationne 12 concertos et systématise dans les allegros cette forme libre, enlevée et propice à la démonstration de virtuosité qu’est le Caprice. Classique dans sa composition, ce concerto de Locatelli, qui s’ouvre avec un Andante assez solennel où le violon reprend dans un premier temps assez fidèlement le thème orchestral magnifiquement rendu par un Venice Baroque Orchestra opulent et précis, ne tarde pas à s’échapper vers les paysages ô combien charmeurs d’une démonstrative virtuosité d’un premier capriccio, aux tensions plus dramatiques, à la tension palpable, avant que l’instrument ne se fasse plus discret, presque endormi aux début du Largo, avant de revenir, au commencement presque en sourdine et de s’épanouir dans une progression mélodique relevant quasiment de l’effet théâtral. Deux mouvements intimement liés auquel répond le troisième, dansant, léger et sautillant dans ses prémices, avant de finir crescendo par un nouveau capriccio tendu, sur la corde, dans lequel le compositeur et son interprète subjuguent l’instrument. Ancien élève de Corelli qu’il rencontra à Rome, Locatelli semble en avoir pleinement intégré le sens de la mélodie et la rigueur de la composition, pour pleinement l’insuffler à son violon.
Le Concerto a 8 stromenti de Veracini qui ouvre cet enregistrement est tout d’abord l’occasion pour le Venice Baroque Orchestra de déployer son art des fastes colorés, avec une orchestration généreuse et des accents de pompe de Grand Canal sous la direction naturellement jubilatoire d’Andrea Marcon. Un déploiement d’effets au service de la musique vénitienne dans ce quel a de plus grandiose, même si un peu plus de simplicité et de discrétion dans cette armée de cors et de hautbois introductifs du premier mouvement n’auraient pas été pour nous déplaire. Mais ces effets, s’ils relèvent d’un véritable choix interprétatif sont aussi, et avant tout, une volonté de Veracini qui dans cet allegro, laisse presque s’essouffler son armada instrumentale pour enfin, et après plusieurs minutes, introduire son violon, comme surgissant seul et victorieux du tumulte, s’imposant et remportant son duel avec l’orchestre, élégant, gracieux et solitaire, joyaux brillant faisant pâlir de son éclat ses rivaux peu à peu relégués au rang de simple faire-valoir de sa splendeur. Qu’il y a de talent chez Veracini, qui enchaîne bien plus radicalement que ne le fait Locatelli, avec un deuxième mouvement révélant d’autres facettes de son instrument, son Largo, structuré autour d’un continum de clavecin, charmant par un violon tout en suspensions, délivrant d’extatique langueurs, puis des émotions douloureuses, à la limite du sacré. Une musique quasi religieuse, une célébration lacrymale qui tranche avec le troisième mouvement, où l’on retrouve alternativement un orchestre toujours aussi flamboyant et un mouvement construit d’alternances entre l’orchestre et le violon, comme une rivalité, où l’on soulignera la détermination des attaques de la violoniste, la fluidité et la souplesse de l’archet dans le final. Une œuvre assurément construite comme une démonstration, mais qui à la fin de l’envoi, touche.
De Tartini, natif de Piran sur la côte adriatique de l’actuelle Slovénie et où sa statue (œuvre de Antonio del Zotto) est visible sur la Plazza Tartini, elliptique centralité et par ailleurs ancien port comblé de la ville, Chouchane Siranossian et Andrea Marcon ont retenu ce Concerto pour violon a cinque, D61 dans lequel nous retrouvons le caractère plus léger, coloré et orné de Tartini, à la fois structuré et plaisant, délivrant une œuvre aux aspects plus intimes, à la virtuosité moins aguicheuse, dont nous retiendrons principalement le deuxième mouvement, un Grave sublime, profond, hivernal et mélancolique, déployant tout le spectre des émotions dont est capable l’instrument, un mouvement central que les deux allegro, plus classiques dans leur composition semblent enserrer pour mieux le sublimer. Une œuvre comme un appendice au disque déjà consacré à ce compositeur, une nouvelle facette révélée d’un compositeur dont la prolixité est à même de révéler encore quelques splendeurs.
Et si Vivaldi est le plus incontournable compositeur vénitien, son concerto « Grosso Mogul » s’avère aussi l’œuvre la plus connue de ce programme, et donc peut être la moins à même de nous surprendre. Très « vivaldien » dans sa forme, enlevé dès l’entame de l’allegro initial, où le violon rivalise avantageusement avec un effectif d’orchestre lui-même composé par nombre de violons, c’est une démonstration de fougue, de souplesse d’exécution. Nous retrouvons dans cette œuvre de Vivaldi son art des partitions bariolées, des ornementations pouvant flirter avec les fioritures et des échappées solistes débridées et paroxystiques qui font du Prêtre Roux un serviteur incontournable du violon.
Féérie vénitienne et fantaisies pour violon, voici ce que nous offre Chouchanne Siranossian pour cet impeccable incursion dans quelques-unes des plus belles partitions pour violon de la musique de la Sérénissime.
Pierre-Damien HOUVILLE
Technique : enregistrement équilibré et naturel.
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