« On est dédommagé de la perte de son innocence par celle de ses préjugés. » (Diderot, Le Neveu de Rameau)
Wolfang Amadeus MOZART
Cosi Fan Tutte, ossia La Scuola degli amanti
Dramma giocoso en deux actes, K.588 (1790) su un livret de Lorenzo Da Ponte
Ana Maria Labin, Fiordiligi
Angela Brower, Dorabella
James Ley, Ferrando
Leon Kosavic, Guglielmo
Miriam Albano, Despina
Alexandre Duhamel, Don Alfonso
Chœur et Orchestre des Musiciens du Louvre
Marc Minkowski, direction
Version mise en espace, Théâtre des Champs-Elysées, Paris, 24 septembre 2024.
Souhaitons que quelques dévots ne renvoient aux limbes une œuvre ayant déjà connu le purgatoire, tombée dans l’oubli durant un très long dix-neuvième siècle. Les temps actuels ne sont pas propices aux œuvres froissant des identités par trop promptes à ne pas s’amuser de leurs travers. Car tout est aussi léger que subversif dans ce désormais classique de Mozart qui dépeint nos petites vanités et nos grands orgueils, notre aptitude à la flagornerie et la volatilité au final bien narcissique de nos sentiments. Car qui au final est le plus blâmable dans ce livret vaudevillesque par bien des aspects ? Fiordiligi et Dorabella, sentimentalement très variables figures féminines, ou leurs prétendants Guglielmo et Ferrando, coqs arrogants, au final un peu pleutres et falots ? Mozart et son librettiste Lorenzo da Ponte furent longtemps taxés de misogynie pour ainsi brosser le portrait de femmes aussi versatiles, si peu fidèles à leurs sentiments aussitôt leurs amants éloignés. Loin des yeux, loin du cœur dit l’adage et quelques soixante ans après Mozart, Verdi fera entonner au Duc de Mantoue La Donna è Mobile (Rigoletto, Acte III), comme un pendant aux propos de Don Alfonso, scandant que « L’homme qui fonde ses espoirs / sur le cœur d’une femme / ferait aussi bien de labourer la mer / de semer dans le sable / et d’essayer d’attraper dans ses filets / le vent vagabond. » (Acte I, scène VII).
Mais que dire de nos deux adonis à qui l’amour sourit, l’oreille trop attentive aux propos de bistro de Don Alfonso, bien immatures, au point de faire prendre à leur existence une tangente dont il n’est pas compliqué d’anticiper qu’elle pourrait s’avérer une pente aussi vertigineuse qu’à la solidité sablonneuse. Vous l’aurez compris, Mozart et Da Ponte jouent avec les personnages de ce Cosi Fan Tutte comme les dieux avec les destinées des mortels dans tant d’œuvres antérieures, dressant au final un marivaudage aux accents libertins, tissant une trame où se scrutent en toile de fond bon nombre d’interrogations constitutives d’un dix-huitième siècle finissant, entre volonté d’accession au bonheur individuel, goût de la liberté et prédominance de la raison dans l’accomplissement de sa destinée.
Marc Minkowski et ses Musiciens du Louvre poursuivent avec ce Cosi Fan Tutte, donné pour une unique représentation en version de concert leur exploration des collaborations entre Mozart et Lorenzo Da Ponte, une trilogie qui après Les Noces de Figaro (1786) et Don Giovanni (1787) se poursuivait pour une nouvelle collaboration, au succès initialement attendu, mais au final contrarié, l’opéra, crée le 26 janvier 1790 au Burgtheater de Vienne se heurtant quelques jours plus tard à l’annonce du décès de l’Empereur Joseph II (20 février 1790). Une collusion fatale à la carrière de l’œuvre durant plus d’un siècle, le dix-neuvième, autrement plus puritain que les dernières décennies d’un dix-huitième fantasque, s’accommodant mal de l’ironie mordante, irrévérencieuse d’un livret particulièrement en verve d’un Lorenzo Da Ponte plaçant son action à Naples comme pour mieux en excuser les excès, à l’exemple de cet aria particulièrement osé de Despina, affirmant que « à quinze ans une fille / doit être au courant de tout / savoir où le diable à la queue / ce qui est bien ce qui est mal. » (Acte II, scène 1).
Mais à l’ironie irrévérencieuse, il faut un rythme, une faconde, un emportement permettant de saisir le spectateur et de le surprendre, de l’emporter au-delà de ses propres freins, de ses préjugés. Aussi Da Ponte et Mozart privilégient-ils tout au long de l’œuvre des dialogues vifs, des récitatifs courts, laissant aux arias, nombreux et bien répartis entre l’ensemble des six protagonistes, le soin de porter le contenu des interrogations philosophiques, des questionnements personnels et parfois existentiels. Une narration vive, aux fréquentes alternances qui donne son ton à l’œuvre et en grande partie sa modernité, constamment légère, jamais empesée.
Marc Minkowski et ses Musiciens du Louvre reprennent dans cette version de concert une grande partie de la distribution initialement composée pour les représentations données ces dernières années dans une version mise en scène de Cosi Fan Tutte, héritant au passage d’une mise en espace et d’un jeu entre les protagonistes venant très agréablement souligner les développements de l’intrigue. Nos deux amants, rapidement éloignés avant de revenir grimés en soldats albanais (mention spéciale aux chemises dont se vêtent alors les personnages, d’un mauvais goût criard assez irrésistible) sont campés par Leon Kosavic (Guglielmo) et James Ley (Ferrando), les deux ténors réunissant à la fois les qualités vocales et scéniques pour incarner nos deux arrogants bientôt plongés dans quelques turpitudes. Mention spéciale tout de même à Leon Kosavic, d’une présence vocale qui rend d’autant plus poignants les arias aux tonalités dramatiques présents dans le second acte de l’œuvre, à l’exemple du « Donne mie, la fate a tanti a tanti » (Acte II, scène 9). Angela Brower dans le rôle de Dorabella et Ana Maria Labin dans celui de Fiordiligi rendent parfaitement sensible la légèreté de leurs personnages, rattrapées au second acte par l’effusion de sentiments contradictoires quand ces sentiments ne les mettent pas dans des situations pour le moins inconfortables. Dorabella, aussi sensible que naturelle, d’autant plus émouvante quand elle est expiante, s’approprie toutes les facettes de son rôle, tous les enseignements de son personnage, comme dans le très beau « E amore une ladrocello » (Acte II, Scène 10) d’une expressivité touchante.
Mais à nos deux couples, n’oublions pas les personnages, faussement secondaires, véritables entremetteurs et déclencheurs de l’action. Cette Scuola degli amanti avait besoin de deux insegnante ou même professore, révélant aux protagonistes les méandres de leurs sentiments. Alexandre Du Hamel, en ami et stratège un brin pervers de cette forfanterie amoureuse campe un Don Alfonso avenant et naturel, là où le rôle pourrait vite tomber dans la caricature. Mais dans le rôle de la camériste, à la fois ingénue et mutine, tirant bien des fils de l’intrigue, tout en se jouant des personnages principaux au point de souligner l’ironie sociale comme partie intégrante du livret de Da Ponte, Miriam Albano fait merveille. La soprane, au jeu de scène affirmée et à la vis comica indéniable s’approprie le rôle de Despina avec un aplomb charmant, emmenant son personnage vers de réjouissant aspects bouffes, au risque peut être de déplaire aux plus puristes et même si quelques passages vocaux pâtissent de tant d’entrain.
Aux tribulations sentimentales de nos deux faux albanais il fallait un général des amours mortes, ou du moins en train de très sérieusement tanguer. A la baguette, Minkowski insuffle à la partition mozartienne l’allant que nous lui connaissons, riche en contrastes, tout en rythme, offrant un son tout en relief, mettant en exergue les instruments les plus propices à souligner l’expressivité de la partition. Là un pianoforte, là un hautbois en quasi soliste (celui, connu, de l’ouverture notamment) venant enrichir une composition dans laquelle Mozart s’emploie à faire œuvre de légèreté, d’humour, en particulier par des traits de flûtes venant souvent au tombé des répliques et où s’exprime son goût prononcé pour la mise en valeurs d’instruments pas si souvent mis à l’honneur avant lui, notamment les cors, même si ceux-ci seront ce soir l’objet de quelques hésitations perceptibles, léger accroc à l’exécution. Les Musiciens du Louvre, formation poli par Marc Minkowski possède un son dense, un relief contrasté qui s’exprime dès l’andante introductif de l’ouverture, comme un calme avant le déferlement des passions et des sentiments qui guère ne cessera au cours des deux actes de l’opéra.
Subtil Mozart qui avec cette œuvre compose son troisième chef d’œuvre en collaboration avec Lorenzo Da Ponte, par ailleurs ami de Giacomo Casanova, et si nous soulignons cette amitié c’est que nous ne pouvons nous empêcher de croire que la personnalité de l’aventurier Vénitien apparaît en filigrane dans quelques traits des protagonistes masculins. Un art de l’ironie, un moyen de traiter la désillusion qui chez Mozart se retrouve aussi dans la manière de faire référence à un épisode de sa propre existence, ce dernier se moquant de manière aussi limpide que méchante des théories de Franz-Anton Mesmer (1734-1815), grand apôtre dans les années 1770 et 1780 de la pseudo-médecine par magnétisme, membre éminent de la bonne société viennoise où se presse à cette époque aussi bien Gluck que Haydn, ou encore Léopold Mozart qui lui présentera son jeune fils[1]. Tombé en disgrâce et accusé de charlatanisme à la fin des années 1780, Mozart conspue la grandiloquence de ses méthodes médicales dans toute la fin du premier acte (Scène 15 et surtout scène 16). Une allusion à l’actualité qui perd peut-être de sa transparence de nos jours mais que le public initial de l’œuvre goûtait avec tout le sel qu’il convient.
En définitive, ce fut une excellente et très équilibrée représentation de ce classique de Mozart, dont le caractère subversif autour des aventures de nos larrons comiques, pris dans les rapides de la nature changeante de leurs sentiments, ballotés par leur inconstance, garde de nos jours une profonde actualité, une espièglerie du meilleur aloi.
Pierre-Damien HOUVILLE
[1] Mesmer sera même le commanditaire de Bastien und Bastienne (1768), l’une des première œuvre opératique du jeune Mozart, inspirée de Jean-Jacques Rousseau et jouée au domicile même de Mesmer, à Vienne.
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