George Friedrich Haendel (1685-1759)
Hercules
Drame musical en trois actes, composé en juillet et août 1744, sur un livret de Thomas Broughton
Edwin Crossley-Mercer, Hercule
Anne-Lise Polchlopek, Dejanira
Guy Elliott, Hyllus
Iryna Kyshliaruk, Iole
Chœur de chambre de Namur
Orchestre Opera Fuoco
Direction David Stern
Version de concert, Opéra de Massy, 4 mai 2024.
D’Hercule oubliez ses douze travaux, le lion de Némée et les oiseaux du lac de Stymphale. L’histoire qui nous est narrée ce soir est bien postérieure à ces glorieux évènements. Revenu triomphant de ces épreuves, notre valeureux héros est reparti guerroyer loin de sa famille, de son fils, Hyllus, et de son épouse, Déjanire. Hercule, suite à un différend à l’origine mythologique pour le moins floue et sur laquelle le livret fait opportunément l’impasse, ravage la cité d’Oechalie (emplacement sujet à caution, vraisemblablement en Thessalie, à l’Est de la ville actuelle de Trikala) et revient à Trachis (au nord-ouest du défilé des Thermopyles), cité dont est originaire son épouse, avec comme prise de guerre la jeune Iole, fille d’Eurytos, roi d’Oechalie. Le triangle des rivalités amoureuses est posé, et très vite l’issue se dessine dramatique entre nos protagonistes.
Quelle bonne idée du chef David Stern et son Opera Fuoco que de remonter dans le cadre d’une résidence pluriannuelle à l’Opera de Massy cet Hercules de George Friedrich Haendel ! Œuvre de la maturité, composée en 1744 et dont les premières représentations dates de janvier 1745, alors qu’Haendel a déjà presque soixante ans, Hercules souffre d’une classification mouvante, parfois présenté comme Oratorio, à d’autres occasions comme Opera, quand l’œuvre n’est pas simplement qualifiée du terme plus neutre de Drame Musical, appellation ayant l’avantage d’éviter les querelles sémantiques. Car si cet Hercules rencontra à sa création un succès mitigé (la faute à un livret aux ressorts dramatiques assez simples, sans réels rebondissement ? à l’absence d’un rôle masculin étoffé, Hercule lui-même semblant parfois relégué au second plan ?) et n’a pas du temps de Haendel connu les honneurs d’une mise en scène, il semble bien que les intentions du compositeurs fussent de composer la partition d’un véritable opéra, pouvant supporter une mise en scène fastueuse, ce que suggèrent notamment les chœurs puissants et régulièrement mis en avant, incarnant l’inexorable avancée de la destinée des personnages. Seulement deux représentations initialement (5 et 12 janvier 1745 au King’s Theatre), suivies, après un échec patent, par quelques autres sur une partition largement remaniée, deux en 1749 et une en 1752. En somme un insuccès initial qui aura grevé la capacité de l’œuvre à s’épanouir vers une partition mise en scène, avant de bénéficier d’une reconnaissance tardive, notamment par les louanges de Romain Rolland, comme souvent au-dessus de la mêlée (l’œuvre est donnée à Münster en 1925) et par quelques mises en scène remarquées (par exemple celle de Peter Sellars en 2011 à Chicago).
Bien avant le film d’Ettore Scola (1970), l’œuvre de Haendel aurait pu s’intituler Drame de la Jalousie, l’argument se concentrant sur les suspicions, pas tout à fait dénuées de fondement, de Déjanire, soupçonneuse envers son mari Hercule, qui n’aurait peut-être pas ramené de ces conflits lointains la belle Iole uniquement pour la cantonner à aller chercher de l’eau au puits. Haendel et son librettiste, Thomas Broughton (1704-1774), auteur à cette époque prolifique et dans les styles les plus divers, épurent le neuvième livre des Métamorphoses d’Ovide et Les Trachiniennes (vers 440 avant J-C) de Sophocle pour en tirer la substantifique moelle d’un drame à bien des égards entendable comme une moderne tragédie d’un couple gangréné par le soupçon des rivalités amoureuses.
Qu’importe un livret au final dépourvu de compliqués entremêlements, rebondissements et autres interventions divines, qui se caractérise par une certaine ligne claire (comme souvent chez Haendel d’ailleurs), la simplicité de l’argument servant la beauté des airs de nos principaux protagonistes. Si l’opéra reste dans les mémoires, c’est avant tout pour les airs dévolus à Déjanire, ce soir campée par la mezzo Anne-Lise Polchlopek, visiblement à l’aise dans le répertoire Haendélien (elle devrait d’ailleurs apparaître dans la distribution du Messie à l’opéra de Saint-Etienne dans quelques mois), convaincante par une détermination sans faille, une présence physique et vocale à même de nous la faire apparaître tantôt amoureuse sincère, tantôt inquiète, et évoluer vers des sentiments plus sombres, en femme se sentant bafouée, sur le point d’être reléguée face à sa rivale. Il faut dire que le rôle, à la création de l’œuvre tenu par Anastasia Robinson (une habituée des créations d’œuvres de Haendel, aussi connue dans le Londres du XVIIIème siècle pour sa voix que pour quelques scandales sur fond d’intrigues amoureuses comme les anglais en raffolent), est un diamant, et cela dès le premier acte sur lequel Anne-Lise Polchlopek peut exprimer toute la sensibilité de son timbre (O, Hercules, why art thou absent from me ?) et déjà une belle capacité de projection et une souplesse vocale très fluide sur l’aria The world, when day’s career is run. Eplorée, perdue à l’acte I, Déjanire déploie sa détermination dans le deuxième acte, accusatrice envers Hercule et sa perfidie (Resign thy club and lion’s spoils) et une fois le drame survenu, se rend compte de sa culpabilité (Acte III, Where shall I fly? Where hide this guilty head?). Quand à l’air, célèbre, de la folie de Déjanire à l’acte III (Where Shall I Fly), avec le chœur de Furies et ses nombreuses ruptures de tempo, il apparaît comme l’un des airs les plus dramatiques et terrifiants du compositeur, au-delà d’une complexité vocale dont la mezzo-soprano se sort avec les plus grands honneurs.
Irina Kyshliaruk, dans le rôle de Iole complète agréablement la distribution. Forcement un peu en retrait en début d’œuvre (qui nous offre tout de même un bel air dans l’acte I, où la captive se désole de la perte de sa liberté, Daughter of gods, bright liberty), sa voix se déploie à mesure que son rôle s’étoffe dans les deuxième et troisième actes, dévoilant un timbre des plus aptes à exprimer une belle sensibilité, en femme emportée qu’elle est par une destinée qu’elle ne maîtrise pas mais soucieuse de ne pas se montrer moralement avilie. Prise de pitié pour Déjanire dans le troisième acte, elle se montre particulièrement émouvante dans My breast with tender pity swells ainsi que dans les quelques duos que lui réserve le rôle (avec Hyllus, et Déjanire) abordés avec charme, souplesse et une réelle volonté de communion.
Si ces deux rôles féminins offrent des personnalités contrastées, avec des qualités vocales permettant l’expression d’une large palette de sentiments, nous serons plus réservés sur la prestation, en Hyllus, de Guy Elliott, dont le caractère juvénile du rôle se double ce soir d’une voix manquant pour le moins d’affirmation, le jeune ténor dans ce rôle dramatique peinant à exprimer toute l’ambiguïté d’un personnage sentimentalement tiraillé.
Affirmée, c’est au contraire un euphémisme pour parler de l’incarnation vocale d’Hercule par Edwin Crossley-Mercer, tant le baryton-basse d’origine irlandaise semble né pour le rôle. Une puissance vocale indéniable, chaude et caverneuse à souhait, une capacité à emplir la salle par une belle projection, le tout mêlé à une présence scénique lui permettant d’asseoir les personnages les plus charismatiques du répertoire, s’étant déjà fait une quasi spécialité des rôles mozartiens (Don Giovanni notamment). Ses cheveux, d’un gris lumineux, l’aide à imposer cette figure herculéenne d’homme sans âge, héros à la fois mature et encore en pleine possession de ses moyens physiques. Son agonie dans le troisième acte, transporté sur le mont Oeta, réserve au personnage quelques airs prégnants, à l’image de ce O Jove, what land is this aussi déchirant que saisissant.
Car oui, c’est bien Hercule qui succombe, jouet des rivalités féminines, lui qui triompha de tant de périls. Haendel s’appuie là sur un livret, adaptation assez fidèle des Trachiniennes de Sophocle, de même que du mythe d’Hercule, relaté au livre IX des Métamorphoses. L’opéra fait quelques peu l’impasse sur les origines de ce manteau mortel, qui trouve son origine dans les douze travaux du mari de Déjanire. Face aux crues du fleuve Evénos (embouchure en Etolie, à l’est de la ville de Missolonghi) et alors qu’il chemine en compagnie de Déjanire, Hercule rencontre le centaure Nessos, se proposant de faire traverser le fleuve à la belle. Hercule accepte le marché, mais entendant une fois la traversée effectuée les cris de Déjanire que Nessos tente d’abuser, il décoche sur ce dernier ses flèches, enduite du poison constitué par le sang de l’Hydre de Lerne. Mourant, Nessos offre sa tunique à la belle, affirmant qu’elle n’aura qu’à en vêtir son époux pour que celui-ci lui soit fidèle. Sous l’emprise du soupçon, Déjanire fera revêtir à Hercule le manteau fatal. La mort d’Hercule, empoisonné par la tunique de Nessos enduite du sang de l’Hydre de Lerne, peut donc être vue comme une vengeance, victoire posthume du centaure Nessos.
Mais la partition de Haendel ne s’encombre pas des détails et variantes d’une mythologie compliquée, préférant ravir l’auditeur par les airs enlevés au long d’une partition musicalement riche, avec quelques passages purement instrumentaux d’une belle modernité. Une ouverture à la française, très classique dans sa forme, suivie immédiatement d’un menuet pour le moins enthousiasmant, ceci de manière assez habituelle. Mais c’est surtout dans le premier acte, la marche précédent le retour d’Hercule qui marque par son ampleur et son caractère martial affirmé, s’imposant comme une véritable rupture dans le cours du récit et servant l’arrivée du personnage éponyme de l’œuvre, dont le rôle n’est au final pas si étoffé que cela. Selon le même principe, et comme pour renforcer le caractère tragique du personnage, une sinfonia, vient ponctuer le troisième acte, juste avant la mort d’Hercule, dont les ruptures de rythmes expriment à la fois les tourments, la lassitude, la résignation et les ultimes sursauts face à la mort. David Stern, embrassant les multiples aspects de cette partition avec vigueur et dynamisme (et cela malgré une tendance un peu affirmée à notre goût de mettre le clavecin très an avant), délivre un Hercules des plus séduisants, replaçant cette tragédie à la haute place qu’elle mérite dans l’œuvre de Haendel.
Pierre-Damien HOUVILLE
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