Il n’entre pas dans notre propos, et nos humbles connaissances, de déterminer à la fois si la publication par Jean-Baptiste Forqueray (1699-1782) des Pièces de violes, soi-disant de son père Antoine mal-aimé (1671-1744) constitua un ultime hommage ou un acte de rébellion. Ce père malcommode, procédurier, maltraitant, hautain, caractériel, brutal, avec lequel il fut si souvent en conflit. Ce père jaloux qui le fit emprisonner puis exiler en 1725 par jalousie. Jaloux au point de conserver par devers lui les quelques 300 pièces de viole qu’il composa. Nous sont parvenues de ce « diable » que la trentaine des 5 Suites publiées par son fils (et encore, nous y reviendrons), et quelques bribes manuscrites. Jean-Baptiste Forqueray n’avoue la paternité que de 3 pièces, complétant la 3ème suite (La Angrave, la Du Vaucel, la chaconne La Morangis ou la Plissay) :
« La troisième suite ne s’étant pas trouvée complète pour le nombre des pièces, j’ai été obligé d’en rajouter trois des miennes, lesquelles sont marquées d’une étoile ».
Mais alors… tout le reste n’est que le recopiage des manuscrit du père ? Rien n’est moins sûr et les musicologues et gambistes continuent d’en débattre. Aux côtés de Thomas Soury ou Myriam Rignol, nous penchons pour une grande part de réécriture ou de composition de Jean-Baptiste, étonnamment modeste : le langage des 3 pièces du fils est indubitablement proche du reste des Livres, et sent son XVIIIème siècle. On y retrouve la grâce d’un Leclair, l’élégance d’un Guignon… Au contraire, les rares pièces manuscrites du père, signées « Forcroy » s’avèrent d’un style plus archaïque. En outre, « la maladresse de certaines parties de basse suggère une conception postérieure à la composition du matériaux principal, pour des pièces probablement en solo (La La Borde, La Montigni) » (T. Soury), mais cela complique encore l’équation tandis que Jean-Baptiste brouille encore les cartes en précisant dans la préface toujours qu’il na fait « aucun changement [dans les tonalités], non seulement pour en conserver le caractère, mais pour ne pas en renverser l’harmonie lorsqu’elles seront exécutées à la viole ». Il ajoute pourtant :
« J’ai jugé à propos d’en faire la basse très simple, afin d’éviter la confusion qui se trouverait avec la basse des pièces de clavecin [NdlR : transcriptions de celles pour viole] que j’ai orné autant que possible ».
Lucy Robinson pense carrément que l’ensemble est de Forqueray le Fils, et nous sommes presque prêts à la croire… Qu’importe. En à peine 2 disques, voilà le leg d’un der derniers grand maître de l’école française de viole, digne d’un Marais, souvent caricaturé par la dualité entre l’Ange et le Diable, bien plus profond et original qu’un Caix d’Herveloix, difficile à saisir, ce qui nous vaut le plaisir d’intégrales très variées. A l’occasion de la parution de celle de Myriam Rignol, nous nous sommes replongés pendant 2 mois dans Forqueray. Nous avons écarté de cette critique comparée les florilèges (tant pis pour Savall (Astrée), Foulon (Ligia), Ghielmi (Passacaille)), et un pionnier introuvable (John Hsu, Musical Heritage Society, 1972).
Paolo Pandolfo, Glossa, enr. avril 1994 (Suites II et III) et avril 1995 (Suites I, IV et V), Glossa 1996, 146:35.
Une grande, une très grande interprétation, personnelle, marquante, risquée, spontanée, presque trop pleine d’idées. On a souvent reproché à Pandolfo son énergie, son originalité brusque, ses tournures nerveuses et dansantes. Ses CDs consacrés à Marais, inégaux, en sont le reflet. Mais ici, cette fougue se conjugue à une poésie sans pareille, sublimée par l’accompagnement. Les clavecinistes seront déçus : on entend guère Guido Morini. En revanche, Pandolfo escamote la seconde viole de Guido Balestraci, reléguée à l’arrière-plan mais très stable dans les graves, s’assure la prééminence mélodique, et se lance dans un marivaudage sensuel, tendre, gourmand, parfois violant ou cinglant, avec les théorbes et guitares baroques de Rolf Lislevand et Eduardo Eguez. Son Forqueray, pluriel, malléable, changeant comme un nuage léger à l’image de son archet de plume, virtuose sans en avoir l’air, est extraordinaire de fantaisie et d’assertivité. Elève de Jordi Savall à la Schola Cantorum Basiliensis, membre de 1982 à 1990 d’Hespèrion XX et Hespèrion XXI, Pandolfo ne marche pas dans les pas de son maître, du moins pas explicitement : à un Savall doux et rêveur succède en apparence un Pandolfo plus sanguin tempéré par les sonorités aigues, sensibles, pleines d’harmoniques de sa viole de Nicolas Bertand, fin XVIIème. Cette Laborde est à croquer, alliant l’excitation des doubles cordes à une once de galanterie fantaisiste. Les reprises sont murmurées et souriantes, un peu hésitantes, les Chaconnes sont hypnotiques et joueuses. La Couperin rend mal à l’aise par ses chromatismes et ses saccades. Pandolfo n’a pas son pareil pour distiller les niveaux de lectures, sous une apparente joliesse. Ce Forqueray laisse entrevoir des eaux troubles, des secrets de famille, des tourments dissimulés. Il y a de la tendresse (La Dubreüil), de la jouissance sans lendemain (La Leclair qui piaille), du bœuf de labour qui fatigue (La Marella). La Ferrand glisse comme une onde qui se ride, la chaconne La Morangis ou La Plissay prend son temps et dévoile une noblesse toute louis-quatorzienne. Pourtant, elle est bien de Jean-Baptiste. Alors, oui la Jupiter se languit plus qu’elle ne tonne, étrangement. Mais ce n’est pas le principal, et ce Forqueray est incroyablement proche des vignettes du Couperin au clavecin. On ne pouvait faire meilleur compliment à Paolo Pandolfo pour cette intégrale incontournable.
Lorenz Duftschmid, enr. octobre 2004 et octobre 2005, Pan Classics 2006, 76’56+56’40.
Encore une basse de viole de Nicolas Bertrand, de 1699 (Lorenz Duftchmid possède une superbe collection d’instruments anciens) qui sonne merveilleusement. Encore un élève du maestro Savall à Bâle. Mais ce Forqueray est bien différent, sans doute plus proche du caractère sanguin et querelleur du père. L’équilibre sonore est plus égal : l’autre viole de Christophe Urbanetz donne aimablement la réplique, le clavecin de Johannes Hämmerle cliquète, le théorbe ou guitare de Thomas C. Boysen est plus discret. Ce Forqueray est plus virtuose, plus rude, plus « méchant homme ». Les cordes rebondissent, l’archet grince, on entend souvent les doigts sur la touche, il y a une violence rentrée, une finalité belliqueuse. Cette Forqueray hurle dans les aigus, dévale les arpèges, se querelle avec un souffle entrecoupé. En grand musicien, Duftchmid ménage de nombreuses respirations, son Forqueray n’est jamais précipité. Mais il est instable, querelleur, rude, musicalement parfois laid dans ses hoquets. Les tempi sont rapides, haletants. L’artiste se relâche parfois un peu (La Cottin), mais ce sourire de façade est celui d’un carnassier ou d’un séducteur. Le gambiste n’est pas amoureux, il séduit. Peu de sourire ou d’espièglerie ici, même si on sait danser quand il le faut (La Buisson, dont on se débarrasse comme d’une corvée mondaine). La Régente est presque arrogante, d’une extraversion de nouveau riche, La Eynaud ébouriffe. Duftschmid était passé à côté des pièces de violes de Couperin (Pan Classics), nous a offert un Marais très poétique (CPO). Son Forqueray, dur et viril (La Marella), provocateur, extraverti, presque Don Juanesque, sait aussi ménager des moments de perdition et de désespoir (La Léon). Une lecture personnelle, d’une force insoupçonnée, et dont la somme vaut bien plus que les parties.
Atsushi Sakaï, enr. juillet et septembre 2015, Glossa 2006, 79’01 + 73’30+47’01.
3 CDs ? Pour les seules Suites ? Atsushi Sakaï a livré un Couperin à la neutralité plate (Aparté). Ici c’est tout l’inverse : son Forqueray méditatif et ascétique impressionne mais surprend. L’accompagnement est trop sage, même Christophe Rousset n’est guère mis en valeur, idem pour la 2ème viole discrète de Marion Martineau (qui figure en dernière de liste sur le disque). Pas de théorbe(s), encore moins de guitare(s). Rigolards s’abstenir. Par contre, la copie de la viole de Nicolas Bertrand 1705 par François Bodart (1988) ne vaut pas un original et perd considérablement en nuances et en richesse. Ce Forqueray étale ses notes à l’envi, privilégie le pouvoir de la mélodie et l’horizontalité, insiste dans les double cordes. Le temps est long, le fleuve est tranquille. Pourquoi diable avoir mis les suites dans le désordre ? 4ème, 2ème, 3ème, 1ère, 5ème. On s’y perd mais c’est sans doute ce que le gambiste voulait car on s’immerge peu à peu dans ce triple coffret à l’allure dégingandée, au propos tout en pudeur et en hésitations. La Clément, ourlée, sinueuse, douloureuse est un aveu, une confession interminable. La d’Aubonne un accouchement crépusculaire. Dans des pièces plus galantes cette vision convainc peu : La Bouron ne chante pas. La Buisson ne danse pas. La Ferrand frise le premier degré. Ce Forqueray passé par la sauce cromwellienne est unique. Ca et là, on y admire la profondeur mystique de Sakaï, son sérieux, sa rigueur, son portrait d’un Forqueray digne et réfléchi.
Myriam Rignol, enr. février 2023, Château de Versailles Spectacles 2024, 156’40
Last but not least, voici Myriam Rignol qu’on avait tant admirée chez Bach (Château de Versailles Spectacles). Elle nous livre tout tout tout Forqueray : les 5 Livres, les pièces manuscrites du Père ou du fils (parfois difficiles à distinguer entre les deux) et même un rondeau de Nicolas-Gilles issu d’un recueil d’airs à boire. La famille est au complet. Côté accompagnement, après l’épure de Sakaï, l’on se vautre avec délectation dans la débauche de timbres et de textures. Myriam Rignol passe son temps à les essayer, les combiner, les recomposer, à intercaler les versions pour clavecin. A t-elle peur que l’auditeur se lasse ? Ce Forqueray, si aimable, si virtuose, si coloré, en met plein les mirettes. C’est un Forqueray impressionniste, qui agit par grandes masses colorées et atmosphériques. Le premier disque s’ouvre sur 4 pièces d’Antoine Forqueray collectées de deux manuscrits de la BnF, mais aussi d’autres conservés à Besançon et Tonnerre. La viole de Myriam Rignol, très claire mais aux aigus geignards (elle joue une copie du Collichon de 1683 du Musée de la Musique) surnage : grainée, humaine. Les pièces sont encore toute empreintes du langage de la fin du XVIIème siècle. on note une belle transcription au luth par De Visée de La Vénitienne. Il faut attendre la plage 14 pour entrer dans la Première Suite, mais les premières mesures sont égrenées au luth ! Ce ne sont plus des pièces pour violes, mais des pièces en concert, des sonates de chambre où l’instrument soliste change tour à tour… Rendez-nous la viole. Première reprise. Revoilà Myriam. Le discours est fluide, souple, lumineux, la viole soyeuse, le clavecin de Julien Wolfs très présent et attentif. Par rapport à Pandolfo ou Duftschmid les attaques sont plus émoussées. Par rapport à Pandolfo il y a moins de respirations. Par rapport à Duftschmid moins de ruptures. La mélodie prime, et c’est un Forqueray plus moderne, plus curial, plus hédoniste que nous propose la gambiste et ses camarades. La Cottin frétille, fidèle aux indications du « galamment sans lenteur », on se croirait dans un Fragonard. La Couperin, d’une noblesse gracile s’efface dans un sourire argentin. Il y a beaucoup de séduction dans cet archet, caressant et doux, qui s’insinue dans la conversation, la capte par son art délié. La Marella débute par sa version pour clavecin. Là encore on aurait préféré éviter ce panachage, même si Julien Wolf ne démérite pas, bien au contraire. La viole survient, plus grave, plus bonhomme, mais le tempo plus pressé qu’à l’ordinaire colle là encore parfaitement aux indications de la partition publiée (« Vivement et marqué »). On regrette toutefois que les lignes des deux violes se confondent trop, la 2nde voix de Pau Marcos Vicens étant trop en avant (ce pupitre est alternativement tenu par Mathilde Vialle) créant un contrepoint peu lisible. La D’Aubonne manque de trouble et de noirceur mais le Carillon de Passy d’une vitalité émerveillée est un petit bijou, où tout l’esprit de la Régence éclate dans son insouciance brillante et raffinée. Très belle Bouron, sans arrière-pensées et virtuose, une Buisson accompagnée uniquement du luth, ce qui lui confère une allure éthérée, sensible et pensive (malgré des aigus tirés). A l’inverse, la Morangis, autre chaconne très attendue, se révèle décevante : trop précipitée, trop grinçante, les temps forts insuffisamment marqués. De la dernière Suite, on louera une Rameau orchestrale et spectaculaire. Une Guignon vive mais un peu trop distante, une Léon délicate, la Jupiter finale croque en bouche, bouillonne, joue les montagnes russes, accélère. Petite « muzette de forcroy » reposée tirée de la BnF en guise de café gourmand. On est séduit sans peine par ce tourbillon moiré, opulent, séducteur, charnel. Ce Forqueray audacieux et expérimental, fourmillant d’invention nous charme… mais émeut peu.
Viet-Linh Nguyen
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