Jean-Sébastien BACH (1685-1750)
Six Suites pour violoncelle seul
Myriam Rignol, viole de gambe
2 CDs, Collection La Chambre des Rois n°3, Château de Versailles Spectacles, 156’23.
Ce n’est pas juste. D’abord, que l’on adhère ou non aux hypothèses de Sigiswald Kuijken, à propos de l’instrument de destination des Suites (selon lui le violoncelle da spalla / viola pomposa), il n’en est pas moins presque indubitable que les Suites pour violoncelle ont été composées pour cet instrument. En tout cas, cela s’étale en page de titre du manuscrit copié de la main même d’Anna Magdalena Bach, et sur les deux autres copies anonymes de la fin du XVIIIème. Seule la copie du compositeur Johann Peter Kellner mentionne avec ambiguïté une « viola de basso ». Certes, elle est plus ancienne que les autres, possède davantage de notations ou d’ornements, mais se révèle incomplète et moins fiable que celle de Maria Magdalena. Etonnamment, Gilles Cantagrel qui a rédigé la brève notice, n’en fait pas mention. Il préfère mettre en avant le flou des terminologies d’époque et l’étrange violoncelle à 5 cordes qui semble requis pour la Sixième Suite. Quoiqu’il en soit, la communauté musicologique a consensuellement admis que Bach composa ces Suites pour violoncelle seul lors des heureuses années de Köthen, vers 1718 – 1723, et quelle que soit la justification musicologique d’une interprétation sur viole, elle est tout de même assez acceptable puisqu’il n’est pas anachronique de transposer une œuvre pour un instrument plus ancien… Tout comme les régiments napoléoniens étaient rarement équipés conformément aux nouveaux règlements et traînaient leurs effets obsolètes même des années après. Et puis, qu’importe si l’histoire est un peu malmenée, pourvu qu’on lui fasse de beaux enfants !
D’ailleurs, pour laisser ce débat sur de la viole contre le violoncelle, avouons tout de go que nous avions beaucoup apprécié la transcription pour viole de Paolo Pandolfo (Glossa), une version personnelle et farouche, énergique et musclée, râpeuse et parfois sombre. Est-ce sa sereine personnalité ? Le cadre versaillais ? Myriam Rignol est tout son contraire. Son Bach raffiné, pudique, d’une élégance retenue, nous fait songer à Couperin. Pas d’esbrouffe, même pas dans les doubles cordes, ni dans les mouvements vifs, mais une pulsation régulière, contrastée juste ce qu’il faut mais sans accuser les saillants et les creux, des ornements subtils.
Et une ligne. Une ligne mélodique tantôt rêveuse, tantôt dansante, mais réduite à son épure. C’est un Bach à la nostalgie douce, un Bach introverti qui murmure et sourit doucement. La magie se fait entre les lignes, dans ce discours d’une sincérité éloquente, d’une humanité touchante. L’on avoue ne pas très bien comprendre l’ordre retenu pour l’enregistrement (n°3, 2, 4, 6, 5, 1) mais prenons presque au hasard la Quatrième Suite, l’une de nos favorite, en mi bémol majeur, tonalité « cruelle et dure » selon Charpentier. Le Prélude descendant ne s’attarde guère à des effets de pathos mais ouvre discrètement la Suite, conditionne l’auditeur par son clapotement, n’insiste pas plus sur les graves, se permet juste dans la dernière reprise un peu plus d’inexorable urgence, glissant ça et là un malaise diffus dans les chromatismes. Cela commence comme pas grand chose, enfle jusqu’à l’Allemande qui sonne comme une libération. On goûte un geste solaire, mais celui d’un « soleil noir de Breda » comme dirait Perez-Reverte, nimbé d’une lumière voilée, préfigurant le moment le plus beau et le plus douloureux de la Suite, une Sarabande qui s’étiole entre respirations et soupirs. Les Bourrées qui suivent en deviennent presque artificielles, ne pouvant rivaliser avec l’intensité précédente, perdues dans un bariolage mondain, et puis Myriam Rignol démontre dans la Gigue conclusive aux superbes courbes, aux cordes très grainées, aux coups d’archet forcenés et comme butés qu’il faut poursuivre et aller de l’avant, « whatever it costs », mais avec un arrière-goût de l’amertume des rêves brisés. L’on pourrait faire le même commentaire – tout subjectif – pour chacune des Suites dont le niveau d’inspiration et d’implication reste admirablement constant, avec une inclination marquée pour les Préludes et Sarabandes si évocateurs… Nous épargnerons au lecteur notre glose et le renvoyons simplement et définitivement à cet enregistrement majeur, qui marquera la discographie pourtant pléthorique de ses Suites. Enfin, pour ceux qui souhaiteraient s’en tenir au violoncelle baroque, nous les renvoyons à l’équilibré Bylsma 2 (Sony), à l’introspectif mais virtuose Cocset (Alpha) et à l’étonnant Jaap Ter Linden (Harmonia Mundi).
Viet-Linh NGUYEN
Technique : excellente captation, proche, chaleureuse et aérée (on dirait une prise de son de chez Alpha et c’est un compliment !).
Étiquettes : Jean-Sébastien Bach, Muse : or, Rignol Myriam, Viet-Linh Nguyen, viole de gambe, violoncelle Dernière modification: 9 juillet 2024