Joseph HAYDN (1732-1809)
Symphonie N° 52 en ut mineur, Hob. I :52
Wolfgang Amadeus MOZART (1756-1791)
Concerto pour piano n°17 en sol majeur, K.453
Johann Christian BACH (1735-1782)
Symphonie en sol mineur, op.6 n°6
Wolfgang Amadeus MOZART (1756-1791)
Concerto pour piano N°9 en mi bémol majeur,
Dit Jeunehomme (pour Jenamy), K.271
Kristian Bezuidenhout, pianoforte,
Freiburger Barockorchester
Gottfried von der Goltz, violon et direction
Eglise Saint-Matthieu, mercredi 10 juillet 2024, dans le cadre du Festival International de Colmar
Est-ce l’attrait de la marge et de la césure qui ont poussé le Freiburger Barockorchester, venu en voisin d’outre-Rhin, à explorer la frontière du baroque et du classicisme ? A peine plus de quelques arpents séparent la cité badoise de sa cousine alsacienne, le temps d’un saut rhénan entre Vieux et Neuf Brisach, tout comme quelques années seulement séparent les œuvres jouées ce soir du répertoire auquel nous consacrons habituellement ces pages.
Pour sa deuxième année sous la direction artistique d’Alain Altinoglu et sa quarante-troisième édition, le Festival International de Musique de Colmar, qui s’honore d’un beau spectre de programmation, s’aventure le temps d’une soirée dans les marges du baroque, où les partitions se font plus symphoniques et les concertos plus sentimentaux. L’église Saint-Matthieu, ancien édifice franciscain fort traditionnellement posté à l’orée de la vieille ville et actuel temple protestant accueille comme à son habitude les principaux concerts de ce festival, véritable institution pour tout l’Est de la France, toisé par la présence élégante de l’orgue Silbermann, autre institution alsacienne, la famille de facteurs, dont la carrière épouse le XVIIIème siècle, couvrant la contrée de ses instruments, pour beaucoup encore en fonctionnement au prix de quelques rénovations.
Alors laissons nous emporter, et si nous avions laissé le Freiburger Barockorchester dans une interprétation bien sage de la Passion selon Saint Matthieu (décidemment…) de Jean-Sébastien Bach, dirigé par Francesco Corti (au Théâtre des Champs-Elysées en mars dernier), nous retrouvons l’ensemble visiblement très à l’aise dans le répertoire du jour, abordant les premières mesures de la Symphonie n°52 en ut mineur de Joseph Haydn avec la rigueur métrique et le sens du tempo qui sied à l’œuvre, tout en marquant son identité, notamment par des attaques de cordes franches, typiques de l’interprétation baroque, confirmant la volonté consubstantielle à l’orchestre, de proposer des œuvres jouées une interprétation hautement respectueuse de leur contexte de composition. L’œuvre, au final plus incandescente que dramatique s’ouvre par un allegro assai dans lequel Joseph Haydn multiplie les ruptures et changements de rythmes, déployant ses cordes en notes souples et déliées, pour rapidement tendre sa partition vers des tonalités plus sombres et inquiétantes, comme pour souligner dans cette forme symphonique encore nouvelle (l’œuvre est composée au tout début des années 1770) tout l’héritage dû à la musique scénique. Un mouvement initial auquel l’orchestre rend justice, laissant entendre des basses bien présentes et sur lequel Kristian Bezuidenhout assure au pianoforte le continuo, là encore comme le signe d’une transition de style musical. La direction de Gottfried von der Goltz se fait encore plus structurée, nerveuse (trop ?) dans le second mouvement de l’œuvre, un andante à la partition plus abstraite, d’une gracilité initiale à l’apparence élégiaque qui ne tardera pas à verser dans des tourments plus convulsifs, le compositeur s’attachant là encore à démontrer la palette émotionnelle atteignable, y compris dans un mouvement à la tonalité plus intimiste. Si le menuet paraîtra selon son humeur d’une galanterie souriante (dans la section en trio notamment) ou un peu terne et conventionnel dans le reste des mesures, c’est sur le presto final que nous nous attarderons, puissamment évocateur, enlevé, oscillant entre l’envolée virevoltante et une soudaine gravité quasi martiale. Là encore des ruptures que s’approprient avec une parfaite maîtrise l’orchestre, dont l’interprétation sensible de l’œuvre en souligne à la fois les spécificités propres que le caractère de césure avec les œuvres qui lui sont antérieures.
Poursuivons avec le festin de Babette. Non pas celui de Karen Blixen (ou du film éponyme de Gabriel Axel, avec notamment Stéphane Audran), mais le Concerto pour piano n°17 de Wolfgang Amadeus Mozart, joué pour la première fois par en juin 1784 par sa dédicataire, Barbara Ployer, élève de Mozart et également connue sous le surnom, assez désuet et inélégant de « Babette » (dédicataire d’autres concertos de Mozart, le n°14 de manière certaine, sans doute d’autres sur lesquels s’écharpent quelques exégètes). Mais quel festin que celui-ci, où se remarque d’entrée, sur l’allegro initial, le talent et l’assurance du jeune Mozart pour rehausser sa partition de flûtes aussi légères que colorées. Tout y est aérien, frais, faussement facile et le pianoforte de Kristian Bezuidenhout, aux notes précises, un peu sèches, aux résonnances parcimonieuses (ce qui a pu décontenancer une partie du public, plus habitué au son à la fois puissant et moelleux des pianos modernes sur lesquels sont souvent de nos jours joués ce type d’œuvres) s’avère tout à fait approprié à cette œuvre à la fois virtuose et parfaitement maîtrisée, portant aux nues un instrument qui reléguait en désuétude le clavecin, les compositeurs à la suite de Mozart succombant au charme d’un système à cordes frappées, dont la mise au point technique doit beaucoup à un certain Gottfried Silbermann (1683-1783), originaire de Saxe, mais apparenté aux célèbres facteurs d’orgues alsaciens (encore une liaison dans ce concert qui décidemment n’en manque pas). Une œuvre pour pianoforte là encore comme une césure et une transition, plus intimiste dans l’andante du deuxième mouvement, même si Mozart prend soin de tempérer tout effet de pathétique par une utilisation ostensible des hautbois, d’une flûte et par l’introduction de cors dans cet andante (n’oublions pas ce que cet instrument doit au compositeur, qui fut l’un des rares à lui dédier des concertos). Une œuvre comme une pièce pour récital, destinée à magnifier et démontrer toutes les capacités de l’instrument et qui se termine par un allegretto où s’exprime tout l’allant du compositeur, distillant une partition réclamant une belle dextérité, soulignant la légèreté de l’ensemble par quelques traits de traverso.
Tantôt « de Londres » et tantôt « de Milan », deux épiclèses qui distinguèrent Johann Christian Bach (1735-1782), dix-huitième des vingt enfants de Jean-Sébastien Bach, compositeur prolifique qui reste, à l’instar de plusieurs descendants, un peu simplement « fils de », et compositeur de cette Symphonie en sol mineur op.6 n°6 jouée ce soir, qui si elle ne doit rien ou presque au style de l’illustre père du compositeur s’inscrit elle aussi dans un contexte d’évolutions musicales majeures en cette fin des années 1760, époque où elle est composée, alors que Johann Christian Bach réside à Londres après un séjour italien qui influença son style. Un style italien qui se remarque dès le premier mouvement, un allegro fougueux, nerveux, intense et passionné comme une ouverture d’opéra italien, l’annonce en filigrane de l’exposé prochain des sentiments les plus exaltés. Comme Haydn, Johann Christian Bach délivre une partition riche en ruptures de rythme, en changement de tonalités et auquel succède un deuxième mouvement d’une profondeur très marquée, mélancolique, presque romantique avant l’heure, exacerbation des passions que tente de conserver le compositeur dans le mouvement final, où mêlant sentiments soulignés et tumultueux fracas, il démontre pour l’époque un certain avant-gardisme, même si sa partition, ample parfois jusqu’à l’étirement, apparaît soudainement d’une certaine fragilité, trop abstraite pour être vraiment touchante.
Et c’est une fois de plus de Mozart que viendra à la fois la grâce et la modernité, avec ce Concerto pour piano n°9 dit « jeune homme » (certes, Mozart, qui ne fut jamais vieux, n’avait que vingt-et-un an lorsqu’il le composa en 1777, mais le surnom de cette œuvre vient vraisemblablement d’une déformation de son dédicataire, Louise-Victoire Jenamy, strasbourgeoise de naissance). Une œuvre qui rompt avec les codes antérieurs de composition, dont l’allegro initial débute par une intervention du pianiste (là encore Kristian Bezuidenhout, qui trouve dans toute la suite de l’œuvre un bel équilibre de relief entre son instrument et l’orchestre dirigé par Gottfried von der Goltz) et qui s’épanouit ensuite par une utilisation que l’on ne peut que qualifier de très mozartienne du hautbois et des cors, colorant la partition et fluidifiant un mouvement qui paraîtra tout au long de son exécution marqué par une belle légèreté, avant que ne lui succède l’andantino, plus grave, solennel et romantique, grand moment introspectif au pianoforte et assurément l’un des temps forts de ce concert. Un mouvement comme un récitatif, une plainte douloureuse sur laquelle l’instrument expose toute ses capacités expressives, jouant d’une large et subtile palette de sentiments pour ce qui est l’une des premières grandes pages écrites pour l’instrument et un moment musical de pure grâce. Un moment de suspension auquel succède le rondeau final de l’œuvre, une forme musicale pour le coup assez ancienne, mais que Mozart renouvelle, rivalisant de virtuosité, en variations multiples, comme un exercice de style annonçant les grandes œuvres ultérieures (on pense parfois au final du cinquième concerto de Beethoven).
Le Freiburger Barockorchester au travers de ces quatre œuvres emblématiques rend hommage à une période charnière de la musique, se gardant de tout affect démesuré, mais sachant délicatement et nerveusement souligner toute la modernité des œuvres.
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