
Nikola Hillebrand (Suzanne) © Guido Werner
Wolfgang Amadeus MOZART
Le Nozze du Figaro, opera-buffa en quatre actes, K.492 (1786) sur un livret de Lorenzo Da Ponte, d’après La Folle Journée ou le Mariage de Figaro de Beaumarchais
Florian Boesch, Le Comte Almaviva
Anett Fritsch, La Comtesse Almaviva
Robert Gleadow, Figaro
Nikola Hillebrand, Suzanne
Anna Lucia Richter, Cherubin
Anna-Doris Capitelli, Marceline
Shinyoung Kim, Barberine
Joshua Spink, Don Basilio / Don Curzio
Riccardo Novaro, Bartolo / Antonio
Basler Madrigalisten
Kammerorchester Basel
Giovanni Antonini, direction
Version de concert, Théâtre des Champs-Elysées, Paris, 26 mars 2025
Il taille, polit et sertit ! Lorenzo Da Ponte embrasse la foutraque et échevelée pièce de Beaumarchais La Folle Journée ou Le Mariage de Figaro (1778) pour en tirer la substance de son livret. Dépouillée de ses fioritures, notamment d’allusions politiques par essence enclines à se périmer, resserrée, vivifiée, Da Ponte livre pour la première de ses trois prestigieuses collaborations avec Mozart un diamant finement ciselé, tout en rythme et où chaque facette scintille, révélant les caractères affirmés ou plus veules d’une galerie de personnages hauts en couleurs. Mais cette rivière souvent agitée, avec sa cascade de rebondissements suffit-elle à faire une grande œuvre ? Assurément non, si l’on en croit le nombre de livrets eux aussi signés Da Ponte et ayant depuis longtemps sombré dans l’oubli. Et si nous n’oublions Da Ponte, c’est bien à Mozart, et à son immense talent de compositeur que ces Noces de Figaro (1786) doivent de figurer au firmament des opéras les plus joués et les plus appréciés du répertoire. Et d’autant plus que Da Ponte confesse s’être fait souffler par Mozart lui-même l’idée d’une adaptation de la pièce à succès de Beaumarchais[1]. Da Ponte se mis à l’ouvrage, d’abord secrètement, avant que Joseph II n’autorise le livret et ne finisse aussi par succomber, une fois la partition écrite, au charme enjôleur du ballet de l’Acte III, et n’invite Mozart à le conserver alors que le règlement du théâtre l’interdisait. Un opera-buffa au succès immédiat.
Quasiment deux siècles et demi plus tard, cette œuvre majeure de Mozart n’a rien perdu de son attrait et de sa popularité à en croire la foule de spectateurs venue remplir le Théâtre des Champs Elysées, jusque dans ses rangs les plus élevés, souvent délaissés pour des représentations d’œuvres à la gloire moins durable.
Deux ans après un Cosi Fan Tutte (dernières des trois collaborations entre Mozart et Lorenzo Da Ponte) et au surlendemain d’une représentation luxembourgeoise de ces figaresques noces, c’est ce soir Giovanni Antonini à la tête du Kammerorchester Basel qui s’empare du classique mozartien pour une représentation qui dès sa si connue et si concertante ouverture révèle ses choix de direction. Du baroque, Antonini conserve la vigueur des cordes, cisèle les attaques et en flûtiste et grand admirateur de Vivaldi offre une place de choix au basson, instrument incontournable du répertoire mozartien et ici fort harmonieusement mis en avant. Et pour ceux qui trouveraient, pas totalement injustement, que le rythme est fort rapide, l’allant pouvant confiner à l’emballement, rappelons à leurs oreilles sans doute trop habituées à des interprétations de cette ouverture versant dans un quasi romantisme, que la partition de Mozart indique pour cette ouverture une seule mention rythmique : Presto !

Anet Frisch (La Comtesse) © Katerina Kepka
Si certains adeptes d’interprétations plus conventionnelles blâmeront Giovanni Antonini pour ne pas verser dans une exécution plus moelleuse de la partition, gageons qu’ils ne pourront se départir d’éloges flatteurs pour un plateau vocal globalement de très haute tenue ce soir.
Robert Gleadow campe un Figaro histrionique, au jeu de scène particulièrement exubérant pour une de version de concert, qui tient moins de la sobriété d’une procession de flagellants espagnols que de l’excentricité d’un cicerone napolitain. Qu’importe si là encore son jeu relève de choix soulignant le caractère hâbleur et démonstratif du personnage, tant vocalement sa voix souple et malléable de baryton basse sied parfaitement au personnage, qui finira par triompher au terme du quatrième acte des manœuvres peu louables du Comte Almaviva. Ce dernier, impérieusement incarné par Florian Boesch, vocalement un peu en retrait en début de représentation, campe une noblesse assise dans ses privilèges que les temps s’apprêtent à faire vaciller. La seconde partie de l’œuvre offre au personnage plus d’occasions d’exprimer sa complexité et le début du troisième acte permet au chanteur de vocalement nous séduire, tout d’abord sur le magnifique Duetto Crudel ! Perche finora farmi languir cosi ? avec Suzanne, puis sur l’aria Vedro, mentr’io sospiro, posé et charismatique.
Mais si le plateau masculin est dominé par ces deux figures, auxquelles nous n’oublions pas d’ajouter Riccardo Novaro qui dans les rôles de Bartolo et d’Antonio campe des personnages d’une truculence faussement secondaire assez caractéristique de Mozart (et dont Verdi se souviendra, notamment dans Rigoletto, mais ne digressons pas) et Joshua Spink, double Don (Curzio et Basilio) remarqué pour sa justesse, la soirée restera en mémoire pour ses interprètes féminines, dominant une distribution savamment concoctée.
Car oui, sans que cela ne ternisse le reste de la distribution, avouons que c’est l’éclat de la Suzanne de Nikola Hillebrand qui irradie cette soirée. Son art de la diction, la précision de ses intonations, la douceur limpide et non pas suave de son interprétation en font une interprète rêvée pour le lied (ce dont elle ne s’est pas privée, notamment chez Schubert), mais elle se révèle dans un rôle qu’elle a déjà porté une Suzanne sensuelle, amoureuse, se montrant également déterminée, indépendante, dont la voix toute en délicatesse sait se montrer piquante dans les arias les plus affirmés. La jeune soprane emporte ainsi le public du Théâtre des Champs-Elysées pour quelques moments suspendus, l’aussi tardif que superbe Deh, vieni, non tardar (Acte IV), ou dans le deuxième acte, le déjà très beau Venite, inginocchiatevi.
En pendant dans le rôle de la Comtesse Almaviva, Anet Fritsch brille dans les deux grands airs que lui réservent le rôle, le Porgi, amor (Acte II) et le Dove sono (Acte III). Deux moments de grâce sur lesquels la soprane, inspirée, profonde, d’une belle sentimentalité et d’une tenue de note tout en pureté convainc en femme ballotée entre sa position et les bas desseins de son époux.

Anna Lucia Richter (Chérubin) © Flo Huber
Pétulante, Anna Lucia Richter l’est, mutine et pétillante également dans un rôle de Chérubin qui lui va comme un gant, parfaite sur le Non so piu cosa son, cosa facio (Acte I). Dommage alors qu’elle se montre vocalement trop sage, presque timide et manquant quelque peu de souplesse dans le tubesque Voi che sapete (Acte II). Mais d’une fraîcheur constante dans rôle tout entier dévolu à l’émergence du désir, elle éclot et emporte tous les suffrages par la suite, notamment dans son charmant duettino avec Suzanne, Aprite, presto, aprite (Acte II).
Portant un livret qui jamais ne laisse se relâcher l’action, Mozart déroule une partition sur laquelle émerveille son appétence d’une ligne claire musicale qui jamais ne verse ni dans l’aridité ni dans l’ornementation gratuite. Giovanni Antonini et le Kammerorchester Basel rendent parfaitement audible cette partition très structurée, que ce soit sur la ligne de cors, jamais débordants, et avec mention toute spéciale au pianoforte secondant avec délicatesse et alacrité nombre des plus beaux numéros vocaux de cette partition. Un Mozart qui dans ces Noces de Figaro, démontre si besoin était, que sa musique, légère sous certains abords, n’est que précision, équilibre et juste mesure.
Aux basses entremises de lits, Mozart insuffle modernité et liberté de convoler par juste amour et consentement. Et si la sensualité est de mise, c’est aussi l’érotisme qui affleure au sein de cette construction amoureuse un temps contrariée. Avec un plateau vocal encore discret sur les scènes parisiennes et tout à fait approprié, Giovanni Antonini aura ce soir sublimé Mozart, comme une robe venant magnifier la plus belle des mariées.
Pierre-Damien HOUVILLE
[1] Voir les très peu modestes Mémoires de Lorenzo Da Ponte dans lesquelles le librettiste relate que « Causant un jour avec lui [Mozart], il me demanda si je pourrais mettre en opéra la comédie de Beaumarchais intitulée Les Noces de Figaro. […]. Peu auparavant cette pièce avait été interdite au théâtre allemand par ordre de l’Empereur sous prétexte qu’elle était trop légère pour un auditoire distingué ». Lorenzo Da Ponte, Mémoires, Editions Henri Jonquières, Paris, 1931. Page 85.
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