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Ecrin pour Reines et tombeaux pour Rois (Jeanine de Bique, Concerto Köln – Festival de Saint-Denis, 20 juin 2023)

“Le tombeau des héros est le cœur des vivants.” (André Malraux)

Jeanine de Bique © Tim Tronckoe

Reines et Héroïnes chez Haendel et ses contemporains

Georg Friedrich Haendel (1685-1759)

Partenope, ouverture (1730)

Carl Heinrich Graun (1704-1759)
Rodelinda, « Risolvere non oso » (1741)

Georg Friedrich Haendel
Rodelinda, « Ritorna oh caro » (1725)

Leonardo Vinci (1690-1730)
Partenope Symphonie (1725)

Carl Henrich Graun
Rodelinda, « L’empio rigor del fato »

Georg Friedrich Haendel,
Alcina, entrée des songes agréables, « Ah ! Ruggiero crudel » (1735)

Rodrigo, Ouverture (1707)
Agrippina, « L’alma mia fra le tempeste » (1709)

Georg Philipp Telemann (1681-1767)
Germanicus, « Rimembranza crudel » (1704)

Georg Friedrich Haendel
Rodrigo, Suite

Georg Friedrich Haendel
Jules César en Egypte, « Se pietà di me non senti » (1724),

Georg Friedrich Haendel
Rodrigo, Suite

Carl Heinrich Graun
César et Cléopâtre, « Tra le procello assorto » (1742)

Jeanine de Bique, soprano
Concerto Köln
Direction Evgeny Sviridov

Mardi 20 juin 2023, b
asilique cathédrale de Saint-Denis, dans le cadre du Festival de Saint-Denis.

Jeanine de Bique n’en finit plus d’enchanter salles et festivals depuis la parution il y a presque deux ans de son très bel album Mirrors (Berlin Classics) réunissant dans ce premier enregistrement en solo airs de Haendel et de contemporains, pour une mise en miroir d’airs sur les mêmes livrets ou de la confrontation de compositions sur une même trame mythologique. Après une mystérieuse défection au festival de Froville le 18 juin, remplacée au débotté par la très talentueuse Marie Lys (qui souvenons-nous avait déjà excellé dans le rôle ingrat de remplaçante de Cécilia Bartoli dans l’Alcina de Haendel en octobre dernier), Jeanine de Bique reparait dans le cadre du Festival de Saint-Denis dont la programmation, marquée par un certain éclectisme des œuvres classiques présentées, réserve toujours quelques concerts baroques de haute tenue.

Accompagnée comme à l’accoutumée du Concerto Köln, tout entier dévolu à l’artiste qu’il accompagne, au point d’être discret même seul en scène, en témoigne l’introduction deu concert avec une ouverture de la Partenope bien sage. La star c’est la soprane. Inconstestablement. Jeanine de Bique délivre un concert composé pour moitié d’airs gravés sur Mirrors, en un parcours balisé bien rodé, mais qui n’empêche en rien l’extase, tant la soprane formée à la Manhattan School of Music de New-York alterne savamment entre pétrifiante intériorité et puissante d’une clarté vocale souvent confondante. Pour preuve cet introductif air tiré du Rodelinda de Graun, Risolvere non oso, sur lequel elle rivalise de dextérité vocale et d’amplitude, convaincante de force et de détermination, simplement et sobrement accompagnée de quelques traits de violon. Sur le livret quelque peu maniériste signé Francesco Nicola Haym, le même que celui qui servi à Haendel quinze ans plus tôt pour son opéra, adaptation d’un précédent livret d’Antonio Salvi et tiré de la Pertharite de Pierre Corneille (1651), Jeanine de Bique rend vivante et palpable l’histoire tourmentée de cette reine épouse d’un roi déposé et exilée à Bénévent avant de se retrouver en grâce au moment du second règne de ce dernier.

C’est donc naturellement en miroir qu’elle entonne à la suite le Ritorna oh Caro tiré de l’opéra que Haendel composa sur le même livret (Rodelinda, 1725), douloureuse et plaintive, toute en retenue mesurée, voie cristalline et souple, timbre harmonieusement velouté faisant de ce grand classique de l’opéra seria un pur moment de grâce emplissant les voûtes de la basilique de Saint-Denis.

Effet de miroir et d’embrassement que ce début de récital, se poursuivant avec la symphonie issue du Partenope (1725) de Leonardo Vinci, un opéra écrit sur les fondements du livret de Silvio Stampiglia (qui servira à Haendel pour son œuvre éponyme en 1730), arrangé par Domenico Sarro (1679-1744). L’occasion de réentendre le Concerto Köln seul, qui sans doute trop habitué à mettre en valeur les artistes lyriques qu’il accompagne, peine un peu à s’affirmer par des attaques franches et un relief structuré, restant finalement même en solo un peu en retrait et délivrant une prestation qui  manque de saveur.

Le public de la Basilique de Saint-Denis, tout comme Jeanine de Bique sont immergés dans le concert quand cette dernière entonne « L’empio rigor del fato » (Graun, Rodelinda), indéniablement l’un des airs phares de l’artiste, admirable de rondeur de timbre, de clarté vocale et réjouissant son public de vocalises extatiques, arrivant à faire de cet aria pourtant connu, une véritable redécouverte. Tout comme Jeanine de Bique sait se montrer émouvante de détermination et de colère, tout en étant suppliante dans le Ah ! Ruggiero crudel (Haendel, Alcina), là encore un aria balisée et qu’elle arrive à sublimer.

Jeanine de Bique © Marco Borggreve

Le succès d’un programme n’est pas que la réunion d’œuvres, mais la rencontre entre une artiste et un répertoire, une affaire de liaison, d’homogénéité, de mise en correspondance. Comme une mixologie culinaire révélant la beauté d’un ensemble au-delà de l’individualité des ingrédients qui le composent. Il en est dans ce programme et dans l’enregistrement dont il est en partie issu de la rencontre entre Jeanine de Bique et ses arias contemporains de Haendel, savamment choisis et regroupés par Yannis François, ancien danseur de la compagnie Béjart, lui-même chanteur (que l’on se rappelle sa très récente prestation dans le rôle de Chiron dans l’Orfeo de Sartorio à Montpellier) et musicologue ayant recherché pour Jeanique de Bique arias connus ou plus confidentiels pour lui composer son programme. Présent parmi le public, ce dernier a le droit à un sincère et touchant hommage de sa chanteuse, dévoilant au passage une générosité qu’il convient de rajouter à ses qualités et que viendra souligner le triple rappel offert au public en fin de représentation.

Souligner les pures qualités vocales de Jeanine de Bique serait faire injustement l’impasse sur une présence scénique et un jeu de scène eux-aussi séduisants, la cantatrice, après un opportun changement de robe à la pause, revenant scintillante de paillettes pour se montrer délicieusement mutine, voire aguicheuse dans « L’alma mia fra le tempeste » (Haendel, Agrippina, 1709), avec son ouverture caractéristique au hautbois, offrant au public un beau moment de complicité immédiatement suivi du plus solennel mais grandiose Rimembranza crudel tiré du Germanicus (1704) de  Telemann, lamentation sublime à laquelle Jeanine de Bique offre une intériorité expressive confondante, révélant un air qui bien qu’assez souvent donné n’avait atteint un tel degrés de grâce.

La fin de représentation est l’occasion d’un crescendo émotif, pour une dernière mise en miroir, entre Haendel et la détermination opiniâtre exprimée toute en retenue dans le « Se pieta di me non senti » (Jules César en Egypte, 1724), à l’accompagnement délicieusement souligné de cordes et le « Tra le procello assorto » (Carl Heinriche Graun, César et Cléopâtre, 1742) qui sur la même trame historique permet une dernière fois à Jeanine de Bique de déployer toutes ses qualités vocales, gratifiant le public de vocalises claires et enlevées dans cet aria musicalement très structuré, parfaite démonstration de virtuosité.

Certes, l’on pourrait dire que ce tour de chant, souvent donné depuis maintenant deux ans, est parfaitement rôdé et peut-être un peu trop pour être touché de la grâce de la spontanéité. Mais pourquoi faire la fine bouche devant la prestation millimétrée mais somptueuse de Jeanine de Bique qui avec ce programme démontre qu’elle est bien l’une des grandes voix de soprane du moment. Le public du Festival de Saint-Denis ne s’y est pas trompé, réservant à l’artiste, généreuse dans sa proximité avec le public, un véritable triomphe. A quand un nouveau florilège ? 

 

                                                           Pierre-Damien HOUVILLE

 

Étiquettes : , , , , , , Dernière modification: 13 juillet 2023
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