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A cœur ouvert (Léonard de Vinci et l’anatomie – Château du Clos-Lucé, du 9 juin au 17 septembre 2023)

Leonard de Vinci, feuillet du Codex Windsor (fac-simile) © Château du Clos-Lucé – Photo Léonard de Serres


Exposition “Léonard de Vinci et l’anatomie. La mécanique de la vie”
Château du Clos-Lucé
du 9 juin au 17 septembre 2023
 
 
Continuant d’explorer le génie de Léonard de Vinci, qui fut l’hôte de François Ier de 1516 à sa mort en 1519, le château du Clos-Lucé consacre cette année une exposition aux travaux anatomiques du génie italien. 
 
En 2022, avec le prêt exceptionnel par le Vatican de l’énigmatique Saint-Jérôme dans le désert, œuvre inachevée à l’histoire mystérieuse, le Clos Lucé avait placé la barre fort haut – que le lecteur nous pardonne cette métaphore sportive. L’exposition “Léonard de Vinci et l’anatomie. La mécanique de la vie”, si elle ne peut – nous vous dirons bientôt pourquoi- prétendre à exposer des œuvres aussi prestigieuses, s’attache à éclairer de façon scientifique et pédagogique un pan quelque peu méconnu et mal connu de l’œuvre de Léonard. En effet, les travaux du savant, rassemblés et ordonnés par son disciple Francesco Melzi, puis constitués en albums par le sculpteur Pompeo Leoni à compter de son acquisition en 1580, ne sont véritablement redécouverts et publiés que vers 1890. Perçus comme des curiosités, leur valeur scientifique et leur originalité seront contestées ; il en restera surtout longtemps la légende noire qui voudrait que Léonard ait disséqué des cadavres en cachette de l’Eglise et des institutions médicales. 
 

Leonard de Vinci, feuillet du Codex Windsor (fac-simile) © Château du Clos-Lucé – Photo Léonard de Serres

 
L’exposition au Clos Lucé propose justement d’éclaircir cette partie de l’œuvre de Léonard et de la replacer dans le contexte médical et scientifique de son époque. 
 
Après avoir rappelé que Léonard disposait des mêmes sources que tout le corps médical de son époque (Hippocrate, Aristote, Galien, Avicenne, Guy de Chauliac…), et qu’il disséquait à l’hôpital (à Florence, Pavie, Milan et Rome) au vu et au su des médecins et anatomistes, le parcours explore le travail anatomique de l’artiste à travers divers prismes. Philosophique tout d’abord : Léonard a puisé aux oeuvres d’Aristote, Galien ou encore Nicolas de Cues les fondements de son approche du vivant, fondée sur la traditionnelle analogie microcosme / macrocosme, sur la physiognomonie, sur les “aspects animaux” de l’homme. Anatomique ensuite :  homme de son temps, il recherche dans l’homme les proportions fondamentales, de même que Vitruve, et mesure, au gré des dissections auxquelles il procède, toutes les parties du corps, os, nerfs, tendons… (mais de grâce, nous précisent les commissaires d’exposition, n’y cherchons pas le nombre d’or !). A la suite de cette introduction, classique mais nécessaire, l’exposition s’attache particulièrement à cerner l’originalité de sa méthode de dissection, et devient alors passionnante : on y découvre de quelle façon la pensée de Léonard parvient à envisager le même objet que ses prédécesseurs – l’intérieur du corps humain – mais à proposer une approche inspirée de ses compétences d’ingénieur et de sa maîtrise artistique. 
 
Les œuvres exposées sont tirées pour l’essentiel de la collection de dessins et croquis anatomiques de Léonard, acquise par les Windsor et conservés au sein de la Royale Collection ; ce sont des fac-similés, car pour des raisons de conservation, les feuillets constitutifs de ce fonds exceptionnel ne sortiront plus de leurs boîtes avant… 2030. L’intérêt de l’exposition n’en est pas diminué : la qualité des fac-similés est excellente, et la cohérence du parcours mène à une compréhension fine et une approche d’autant plus innovante qu’elle conjugue au traditionnel commentaire sur l’œuvre léonardienne des comparaisons médicales inédites. 
 

Reconstitution de l’atelier de Léonard de Vinci © Château du Clos-Lucé / Muse Baroque, 2023

 
Ainsi, à la méthode de Léonard qui consiste à disséquer par couches (en procédant à l’ablation progressive de strates de régions du corps comme la jambe, qu’il sectionne à la scie en plusieurs tronçons, représentés en un extraordinaire dessin de Jambe sectionnée (RL 12627v) répondent des vues par IRM et scanner ; de même, à ses vues dynamiques des membres supérieurs du corps, autour desquels il tourne comme un sculpteur tournerait autour de son modèle, répondent des images de scanner 3D figurant des membres avec rotation à 360 degrés, façon de rendre compte de la capacité remarquable de Léonard à visualiser le corps à partir de ses approches à la fois médicales et artistiques. 
 
Cet esprit incroyablement synthétique a également su relier recherche anatomique et mécanique (on se rappellera ici les prodigieuses machines imaginées par Léonard, qu’on peut découvrir par ailleurs au Clos Lucé), et retrouver la poulie ou le levier dans les mouvements de corps. En salle de dissection – l’exposition en reconstitue une grandeur nature-, Léonard ne se contente pas d’observer : il modélise, propose des hypothèses sur les fonctions du corps, par exemple dans le cas du cristallin, qu’il décrit comme une sphère de verre emplie d’eau qui inverse les images, expliquant ainsi pourquoi nous ne percevons pas les images à l’envers. Progressant dans sa compréhension, s’appuyant sur les maîtres et les dépassant, il en vient à contredire Galien et à supposer que c’est le cœur et non le foie qui est à l’origine du flux sanguin, et imagine un modèle en verre grâce auquel visualiser le passage du sang dans les valvules. 
 

Leonard de Vinci, feuillet du Codex Windsor (fac-simile) © Château du Clos-Lucé – Photo Léonard de Serres

 
Peut-on considérer que Léonard, au-delà d’une vision très personnelle et visionnaire du corps, a fait progresser la science médicale ? La réponse serait plutôt positive, même si son œuvre n’a pas eu d’influence directe : il a en effet été par exemple le premier à dessiner la colonne vertébrale avec une précision parfaite. 
 
Conjuguant les derniers apports de l’imagerie médicale, l’histoire de la médecine et l’analyse des feuillets de la Royal Collection, le parcours proposé trouve une voie d’équilibre qui éclaire véritablement l’œuvre léonardienne. La projection de la Cène en fin d’exposition, dont par ailleurs l’analyse anatomique ne nous a que peu convaincu, opère un dernier contrepoint fascinant : quel esprit serait encore capable aujourd’hui d’autant de talents en des matières, pour l’esprit contemporain, bien éloignées ?…  
 
 
Elsa FERRACCI
Étiquettes : , Dernière modification: 16 juillet 2023
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